Algérie-France: Tebboune pose ses conditions
Dans un contexte de crise diplomatique qualifiée par l’historien Benjamin Stora de « plus grave depuis l’indépendance », le Président Abdelmadjid Tebboune a livré à L’Opinion un entretien sans fard, oscillant entre avertissements sévères et appels à la préservation d’un lien entre l’Algérie et la France qui risque d’être « irréparable » en cas de rupture. Entre contentieux historiques, enjeux sécuritaires et rivalités régionales, cet éclairage décrypte les déclarations d’un chef d’État déterminé à redéfinir les termes d’une relation asymétrique avec la France, tout en consolidant l’Algérie comme puissance régionale incontournable.
Préserver la mémoire
Le président de la République évoque ainsi plusieurs points de frictions, notamment sur le dossier de la mémoire. Il réfute les accusations d’instrumentalisation mémorielle utilisées par l’Élysée, et assume pleinement le travail de mémoire. La colonisation française, qualifiée d’« unique en Afrique » par son caractère sanglant et de peuplement, reste une blessure ouverte. « Vous commémorez vos résistants, pourquoi nous interdiriez-vous le même droit ? » lance-t-il, renvoyant la France à ses propres contradictions. « Le climat est délétère, nous perdons du temps avec le président (Emmanuel) Macron. Nous avions beaucoup d’espoirs de dépasser le contentieux mémoriel. C’est pour cela que nous avons créé, à mon initiative une commission mixte pour écrire cette histoire qui nous fait encore mal », a indiqué le président de la République dans une interview accordée au quotidien français l’Opinion. « Et pour dépolitiser ce dossier, j’ai même reçu deux fois l’historien Benjamin Stora (qui) a toute mon estime et réalise un travail sérieux avec ses collègues français et algériens sur la base des différentes archives, bien que j’aie déploré que l’on n’aille pas assez au fond des choses », a-t-il souligné. Abdelmadjid Tebboune a aussi affirmé que les réparations relatives aux explosions nucléaires et à l’utilisation d’armes chimiques par la France dans le Sud de l’Algérie est un sujet indispensable pour la reprise de la coopération bilatérale, appelant à régler définitivement ces contentieux. « C’est indispensable. Le dossier de la décontamination des sites d’essais nucléaires est obligatoire sur les plans humain, moral, politique et militaire. Nous pouvions le faire avec les Américains, les Russes, les Indonésiens, les Chinois. Nous estimons que l’Algérie doit le faire avec la France qui doit nous dire avec précision les périmètres où ces essais ont été réalisés et où les matériaux sont enterrés », a précisé le président de la République. Il a indiqué dans le même cadre, qu' »il y a aussi la question des armes chimiques utilisées à Oued Namous ».
Immigration : Réfuter les narratifs stigmatisants
Le président de la République a également évoqué les tensions actuelles alimentés par la rhétorique anti-algérienne de l’extrême droite et de la droite dure en France. Face aux demandes françaises de restriction des visas et aux accusations d’« État voyou » (Eric Ciotti), Tebboune minimise les flux migratoires, « la plupart arrivent avec des visas » et dénonce une « campagne de dénigrement » menée par la droite et l’extrême droite, comparant les propositions du RN à une « rafle du Vel d’Hiv ».
Il balaie d’un revers de la main les accusations et souligne l’instrumentalisation politique des questions migratoires. « La plupart arrivent avec des visas », rappelle-t-il, dénonçant une campagne de dénigrement portée par la droite française. La comparaison avec la rafle du Vel d’Hiv souligne la dimension raciale de ces discours. A cet effet, il a affirmé que « le dialogue politique est quasiment interrompu », évoquant les « déclarations hostiles tous les jours de politiques français, comme celles du député de Nice, Eric Ciotti, ou du membre du Rassemblement national (Jordan Bardella) ». Et de poursuivre: « Et ces personnes aspirent un jour à diriger la France. Personnellement, je distingue la majorité des Français de la minorité de ses forces rétrogrades et je n’insulterai jamais votre pays ». Dans le même contexte, le président de la République s’est « interrogé sur la manière dont Mme Le Pen va s’y prendre si elle parvient au pouvoir: veut-elle une nouvelle rafle du Vel d’Hiv et parquer tous les Algériens avant de les déporter ?». Interrogé sur sa disposition « à reprendre le dialogue à condition qu’il y ait des déclarations politiques fortes », le président de la République a répondu: « Tout à fait. Ce n’est pas à moi de les faire. Pour moi, la République française, c’est d’abord son Président ».
Sécurité et realpolitik : Une coopération conditionnelle
Si Tebboune évoque une reprise possible de la coopération sécuritaire, il la conditionne au traitement par la France des jihadistes « radicalisés sur son territoire ». Cette posture renvoie à un contentieux plus large : Alger reproche à Paris de naturaliser des « criminels en col blanc » et de protéger des « subversifs », tout en refusant des extraditions. L’affaire Abou Rayan, un ex-jihadiste recruté par la DGSE, illustre cette méfiance. Tebboune distingue toutefois la DGSE et une « coopération possible » de la DGSI, qu’il juge « douteuse » sous l’égide de Retailleau. Tebboune maintient une porte ouverte à la coopération technique concernant le renseignement et le Sahel), mais rappelle que l’Algérie, « 2ᵉ puissance militaire africaine », n’est pas un partenaire soumis.
La reconnaissance par Macron de la « marocanité » du Sahara occidental en juin 2023 est perçue comme une trahison de la légalité internationale. Pour Tebboune, il s’agit d’un calcul électoraliste visant à séduire les Franco-Marocains, au mépris des principes du droit international.
La sagesse de Mu’awiya
Le Président Tebboune a également évoqué l’affaire Sansal, une « affaire scabreuse » montée contre l’Algérie. Le président refuse toute grâce, suggérant que Sansal « n’a pas livré tous ses secrets », faisant allusion à des connivences trouble avec l’ex-ambassadeur Xavier Driencourt.
Les propos du Tebboune incarne mettent en avant les paradoxes qui affectent les rapports entre Alger et Paris, mais soulignent la nécessité de rééquilibrer cette raltion asymétrique. S’il avertit contre une rupture , il invoque la sagesse de Mu’awiya, ce calife omeyyade connu pour éviter les conflits ouverts. La balle est dans le camp de l’Élysée, mais Macron, politiquement affaibli, peine à être l’interlocuteur légitime qu’Alger appelle de ses vœux. Forte de ses alliances émergentes et de son poids énergétique, l’Algérie semble prête à assumer un « irréparable » qui, paradoxalement, confirmerait son statut de puissance non alignée. La diplomatie algérienne réinvente ses rapports internationaux, plaçant la souveraineté et la dignité nationale au cœur de sa stratégie.
Chokri Hafed