Fanon et la Palestine au cœur du SILA : La pensée de la libération en partage
Au cœur du 28e Salon international du livre d’Alger (SILA), la pensée anticoloniale et les luttes de libération ont occupé le devant de la scène, entre hommage à Frantz Fanon et célébration de la littérature de résistance palestinienne. Deux espaces, deux échos d’une même exigence de liberté, ont résonné samedi soir au Palais des Expositions des Pins maritimes.
À l’espace « Esprit Panaf », la conférence intitulée « Questions de libération et critique du colonialisme et du néocolonialisme chez Frantz Fanon » a rassemblé un public attentif autour d’une réflexion dense sur l’héritage intellectuel du psychiatre et militant martiniquais. Animée par le professeur Wahid Benbouaziz, le spécialiste des littératures anglophones et francophones Benaouda Lebdaï, et le journaliste et écrivain américain Adam Shatz, auteur d’une biographie consacrée à Fanon, la rencontre a revisité la pensée du théoricien des Damnés de la terre, dont la voix demeure une référence incontournable pour comprendre les luttes anticoloniales contemporaines. Les intervenants ont d’abord rappelé que Fanon, médecin et militant engagé dans la guerre de libération algérienne, a dénoncé le colonialisme et le néocolonialisme en « analysant leurs effets déshumanisants et aliénants sur les colonisés » et en mettant à nu « l’exploitation de la violence et l’instauration d’une domination psychologique et culturelle ».
Selon Benaouda Lebdaï, Fanon a toujours soutenu que la libération ne pouvait être « qu’une affaire de lutte collective et violente, menée par les opprimés eux-mêmes » afin de « reconquérir leur identité et dépasser le système colonial pour construire une nouvelle société ». Pour Adam Shatz, dont la biographie retrace les dernières années du penseur aux côtés du FLN, l’œuvre de Fanon reste profondément ancrée dans l’expérience algérienne, « inspirée par la résilience d’un peuple décidé à en découdre avec le colonialisme français ». Le conférencier a évoqué « la nature de la violence coloniale », mais aussi la critique par Fanon de la négritude, perçue comme un « repli identitaire », et sa conviction qu’il fallait « décoloniser non seulement les structures mais aussi l’être », sous peine d’aboutir à une « simple africanisation vide de sens ». Dans la continuité de cette pensée, Wahid Benbouaziz a souligné que pour Fanon, « la violence est le moyen par lequel le colonisé peut se libérer d’un système lui-même violent », tout en dénonçant « l’universalisme européen » qui proclame les droits de l’homme « tout en colonisant et en opprimant ». La conférence s’est également attachée à explorer l’influence durable de Fanon sur la littérature algérienne. Les intervenants ont cité Kateb Yacine, Rachid Boudjedra, Maïssa Bey, Anouar Benmalek et Assia Djebbar, dont les œuvres traduisent l’empreinte d’une pensée lucide, à la fois poétique et politique. Les orateurs ont mis en avant la portée prémonitoire de ses analyses, nourries par la rigueur du psychiatre qu’il était, capable de saisir les dimensions psychologiques de la domination coloniale. Ils ont conclu en soulignant que l’œuvre fanonienne, « riche, plurielle et réaliste », demeure un appel constant au modernisme de la pensée humaine, ouverte à des lectures multiples grâce à sa puissance poétique et imagée.
Non loin de cet espace, au pavillon central du Palais des Expositions, le stand de l’ambassade de l’État de Palestine offrait un autre visage de la résistance à travers la littérature. Fidèle au rendez-vous du SILA, la Palestine y déployait une sélection d’ouvrages consacrés à l’histoire, la culture et la lutte de son peuple, face aux exactions et au génocide perpétrés par l’occupation sioniste. Pour Achraf Abou Amer, conseiller à l’ambassade de Palestine en Algérie et responsable du stand, cette participation s’inscrit dans « le contexte actuel de l’agression sioniste contre les Palestiniens dans la bande de Ghaza ». Il a souligné que son pays attachait « une grande importance » au Salon international du livre d’Alger, véritable « vitrine pour la résistance du peuple palestinien et sa cause pour l’indépendance ». Le stand, situé à l’entrée du pavillon central, attire de nombreux visiteurs venus découvrir des titres emblématiques de la littérature de résistance, parmi lesquels les œuvres de Mahmoud Darwish, Samih Al Qasim, Fadwa Tuqan, Tawfik Ziad et Ghassan Kanafani, autant de voix qui ont porté la tragédie et la dignité palestiniennes au-delà des frontières.
Les visiteurs peuvent également y contempler les dessins du caricaturiste Naji Al Ali (1937-1987), créateur du personnage de Handala, symbole universel de l’enfance dépossédée et de la persévérance face à l’injustice. Faisant le point sur la situation à Ghaza, Achraf Abou Amer a dénoncé « l’agression brutale contre le peuple palestinien innocent et sans défense », tout en constatant « un manque d’ouvrages » dans la bibliothèque arabe et palestinienne traitant de cette « agression génocidaire sioniste ». Il a exprimé le souhait de voir les écrivains et intellectuels arabes « mettre sur le terrain de la réflexion ces agressions » dans un avenir proche. Le SILA consacre par ailleurs un espace baptisé « Ghassan Kanafani » à la cause palestinienne, où se déroulent des lectures poétiques et des débats sur les luttes de libération, réunissant des auteurs palestiniens tels que Faiha Abdulhadi et Ahmed Naouk, ainsi que des chercheurs comme Ahmed Bensaada, Madjed Naama et Rudolf El Kareh.
Entre la parole de Fanon et celle des poètes palestiniens, l’édition 2025 du Salon du livre d’Alger réaffirme le lien intime entre littérature et émancipation. La pensée critique et la création poétique, toutes deux nées de la douleur des peuples dominés, se rejoignent ici pour rappeler qu’aucune domination n’est éternelle, et que les mots, comme les luttes, continuent de tracer les chemins de la liberté.
Mohand Seghir

