Les crypto-monnaies représentent 16% du marché informel et 10 milliards de dollars : La Banque d’Algérie resserre l’étau
Avec près de 10 milliards de dollars de transactions en actifs virtuels circulant dans le pays malgré leur interdiction, les autorités financières déploient un arsenal réglementaire inédit pour colmater les brèches du système bancaire
La Banque d’Algérie muscle son arsenal de la lutte contre les flux financiers illicites. Entre octobre et novembre 2025, pas moins de trois lignes directrices majeures ont été publiées, fruit d’une mobilisation sans précédent des autorités monétaires face aux défis posés par la criminalité financière moderne. Au cœur de ce dispositif, la question des actifs virtuels s’impose comme une priorité absolue, alors qu’un rapport d’évaluation finalisé en juin 2025 révèle l’ampleur du phénomène dans le pays.
Les chiffres donnent le vertige. Selon le rapport de la Cellule d’identification des risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme, l’Algérie compte aujourd’hui « plus de 1,74 millions d’utilisateurs » de crypto-monnaies, avec « 9,7 milliards de dollars de valeurs reçues », soit l’équivalent de 1.309,5 milliards de dinars. Ces montants représentent « plus de 16% du secteur informel et plus de 4% du PIB », précise le document. Plus inquiétant encore, le pays est passé du 45e au 43e rang mondial en matière d’adoption des crypto-actifs entre 2021 et 2024, se classant désormais quatrième dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, derrière la Turquie, le Maroc et l’Arabie Saoudite.
Face à cette réalité qui défie l’interdiction officielle des monnaies virtuelles instaurée par l’article 117 de la loi de Finances 2018, les lignes directrices numéro 06/2025 du 12 novembre 2025 imposent aux banques et aux services financiers d’Algérie Poste des obligations drastiques. Le texte exige « la mise en place de règles et de paramètres spécifiques au sein du système de surveillance, visant à empêcher et à rejeter toute tentative de virements à destination de sites web ou de plateformes préalablement identifiés comme étant spécialisés dans les transactions en actifs virtuels ». Les institutions doivent également intégrer « des règles spécifiques dans le système de surveillance pour détecter les transactions impliquant des mots-clés liés aux actifs virtuels », citant notamment « bitcoin, crypto, Tether, Ethereum ou Litecoin ».
Le régulateur définit les actifs virtuels comme étant les « valeurs numériques qui peuvent être échangées de manière digitale, transférées ou utilisées à des fins de paiement ou d’investissement ». À la différence des monnaies traditionnelles, ces actifs se distinguent par l’absence de garantie étatique, ne reposant ni sur l’or ni sur d’autres devises. « Ils permettent des transferts rapides et sans intermédiaires, ce qui les rend particulièrement attractifs pour les personnes exclues du système bancaire classique, mais aussi des acteurs malveillants, tels que les fraudeurs, criminels et blanchisseurs d’argent », souligne la Commission bancaire.
L’évaluation des risques conduite avec l’appui technique de la Banque mondiale révèle que le Tether, cette crypto-monnaie indexée sur le dollar américain, arrive en tête des actifs utilisés en Algérie, « particulièrement apprécié pour sa stabilité ». Les transactions s’effectuent principalement via le système peer-to-peer, en s’appuyant « en grande partie sur les services financiers d’Algérie Poste, notamment BARIDIMOB et CCP (42%) et les services de certaines banques publiques et privées (37%) ». Le rapport établit un « risque moyen de blanchiment d’argent », un « risque faible de financement du terrorisme », mais des « risques élevés d’escroquerie, de fraude et de piratage ». Le score de risque résiduel s’élève à quarante-six pour cent, qualifié de « moyennement élevé » selon la méthodologie de l’institution de Bretton Woods.
Entre 2021 et 2024, les autorités judiciaires ont traité 46 affaires liées aux actifs virtuels, dont vingt condamnations, pour un montant total de 49,87 millions de dinars. Mais c’est en 2024 que l’explosion s’est produite, avec « 1,77 milliards de dinars de produits criminels susceptibles de présenter un risque de blanchiment », contre seulement 43,48 millions en 2023, soit une hausse vertigineuse de près de quatre mille pour cent. Les escroqueries ont bondi de 1431% sur un an, tandis que le piratage informatique a progressé de 309%.
Sept opérations sous haute surveillance
Bien que l’exécution des opérations liées à ces actifs soit interdite, certains continuent à les utiliser via des plateformes étrangères, en utilisant notamment leurs comptes bancaires ou postaux à des fins de paiement. D’où l’émission de ces nouvelles directives qui visent à garantir le respect de cette interdiction. Les banques et services financiers d’Algérie Poste sont ainsi tenus de mettre en place des systèmes de détection et de s’abstenir d’établir des relations d’affaires ou d’effectuer des transactions suspectées d’être liées aux actifs virtuels, conformément aux indicateurs de suspicion établis.
Les indicateurs de risque établis doivent être appliqués « de manière systématique » dans le cadre du contrôle interne et des procédures de lutte contre le blanchiment d’argent. Le texte cite sept opérations qui doivent éveiller les soupçons. Premièrement, l’exécution d’opérations en faveur de sites web ou plateformes d’échange ou de jeux utilisant de nouvelles adresses IP non identifiées précédemment. Deuxièmement, l’exécution d’opérations en faveur des sites web ou des plateformes d’échange ou de jeux, dont les adresses IP sont associées au dark net.
Troisièmement, la tentative d’un client pour exécuter une opération de paiement en faveur d’un site web ou d’une plateforme d’échange déjà identifiée par le système de surveillance comme étant impliquée dans des transactions liées aux actifs virtuels constitue également un signal d’alerte. Quatrièmement, l’exécution ou la réception de virements répétitifs, notamment de petits montants, peut être analysée selon plusieurs critères.
Cinquièmement, les virements répétitifs à partir d’un compte récemment ouvert ou d’un compte dormant peuvent aussi être un indicateur de blanchiment d’argent. De plus, des virements effectués par un client ou un groupe de clients vers un même site web ou une plateforme d’échange ou de jeux avec une adresse IP commune, sans explication logique de la relation d’affaires, doivent éveiller les soupçons.
Sixièmement, la concentration des opérations répétitives d’un seul client ou d’un groupe de clients vers une personne ou une entité qui semble incohérente avec le profil, la nature de l’activité ou l’historique des virements du client est également un indicateur clé. Septièmement, l’exécution ou la réception de virements qui ne correspondent pas à la nature et au caractère typique des opérations du client, ou de virements répétitifs sans relation apparente entre le donneur d’ordre et le bénéficiaire, doit être considérée comme suspecte. De même, des versements en espèces répétitifs sur un compte client, suivis de virements vers un autre compte ou plusieurs comptes, peuvent masquer des tentatives de conversion de fonds en actifs virtuels dans le but de dissimuler l’origine des fonds.
Cette offensive sonne également la fin des jeux en ligne comme 1xBet qui ont pris de l’ampleur ces dernières années en Algérie. En cas de non-respect de ces mesures, des sanctions peuvent être appliquées conformément à la législation en vigueur.
Transactions avec l’étranger et personnes politiquement exposées
Cette offensive contre les crypto-actifs s’inscrit dans un dispositif plus large de conformité aux normes internationales. Les lignes directrices numéro 05/2025 du 26 octobre 2025 concernent « l’identification des relations avec les pays à haut risque en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ». Elles imposent aux établissements financiers d’appliquer « des mesures de vigilance renforcée » proportionnées au niveau de risque, avec une « collecte d’informations supplémentaires sur le client et l’opération », un « renforcement des procédures d’approbation » par la Direction générale, et une « surveillance renforcée et fréquente des relations d’affaires ». Le texte prévoit même des contre-mesures radicales, allant jusqu’à « l’interdiction ou restriction de certaines opérations » et « l’interdiction d’expansion » dans les juridictions problématiques.
Parallèlement, les lignes directrices numéro 04/2025 ciblent les personnes politiquement exposées, cette catégorie à risque qui inclut « les chefs d’États ou de Gouvernements, les politiciens de haut rang, les hauts responsables au sein des pouvoirs publics ». Le dispositif interdit formellement « d’établir ou de poursuivre une relation d’affaires avec une personne politiquement exposée » sans « l’autorisation préalable de la Direction Générale ou du Directoire de l’assujetti », avec obligation de « vérification de l’origine des fonds et la source de richesse ».
Ces mesures répondent directement aux préoccupations du Groupe d’Action Financière, l’organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment, qui avait pointé dans son rapport d’évaluation mutuelle les faiblesses du dispositif algérien. La recommandation 15 du GAFI sur les nouvelles technologies, la recommandation 19 sur les pays à haut risque et la recommandation 12 sur les personnes politiquement exposées constituent le socle normatif de cette refonte réglementaire. L’enjeu dépasse la simple conformité technique : il s’agit de protéger l’intégrité d’un système financier national confronté à la sophistication croissante des méthodes de criminalité transfrontalière, alors que la coopération internationale demeure « très limitée » selon le rapport d’évaluation, avec seulement sept échanges d’informations recensés entre 2023 et 2024.
Amar Malki

