Débats

Le néo-populisme économique de Biden

Par Nouriel Roubini

 La présidence de Joe Biden a un peu plus de six mois, et il est temps de comparer la doctrine économique de son administration, non seulement avec celle de son prédécesseur, mais avec celle des précédentes administrations, républicaines et démocrates.

Il est paradoxal que la « doctrine Biden » ait plus en commun avec les politiques menées par l’administration de Donald Trump qu’avec celles du gouvernement de Barrack Obama, dont a fait partie le locataire actuel de la Maison Blanche.

La doctrine néopopuliste, apparue avec Trump prend aujourd’hui une forme plus achevée avec Biden, en nette rupture avec le credo néolibéral adopté par tous les présidents de Bill Clinton à Obama.

Trump a fait campagne comme un populiste – dénonçant le sort des travailleurs manuels laissés pour compte –, mais a plutôt gouverné comme un ploutocrate, baissant l’impôt sur les sociétés et rabotant encore un peu plus le pouvoir du travail face au capital. Son programme contenait pourtant des mesures réellement populistes, surtout lorsqu’on le compare avec l’approche très favorable aux entreprises qui fut celle, des décennies durant, du parti républicain.

Si les administrations Clinton, George W. Bush et Obama eurent chacune leur propre style, leur position sur les questions économiques les plus importantes était essentiellement la même. Toutes ont ainsi poussé à des accords de libre-échange et favorisé un dollar fort, voyant là une manière de réduire le prix des importations et de soutenir le pouvoir d’achat des classes laborieuses face à l’augmentation de certains revenus et des inégalités de patrimoines.

Chacune de ces précédentes administrations respectait aussi l’indépendance de la Réserve fédérale des États-Unis et soutenait les efforts de celle-ci pour stabiliser les prix. Chacune mena une politique budgétaire modérée, recourant aux mesures de relance (baisses d’impôts et augmentation des dépenses publiques) pour répondre, principalement, aux ralentissements économiques. Enfin les administrations Clinton, Bush et Obama furent toutes relativement accommodantes à l’égard de la Big Tech, du Big Business et de Wall Street. Chacune poussa à la déréglementation des productions de biens comme de services, créant les conditions de la concentration oligopolistique qu’on connaît aujourd’hui dans les secteurs de la technologie, des grandes entreprises et de la finance.

Combinées à la libéralisation des échanges et aux avancées de la technologie, ces mesures ont multiplié les profits des entreprises et réduit la part du travail dans le revenu total, creusant en conséquence les inégalités. Les consommateurs américains ont pu bénéficier d’une certaine répercussion de l’augmentation des marges bénéficiaires (qui s’est traduite par des prix plus bas et une inflation faible), mais guère plus.

Les doctrines économiques des administrations Clinton, Bush et Obama étaient toutes, au fond, néolibérales, traduisant une foi implicite dans le principe du ruissellement. Mais les choses ont pris un tournant plus néopopuliste et nationaliste avec Trump, et ces évolutions se sont cristallisées avec Biden.

Si Trump a eu la main particulièrement lourde sur le protectionnisme, Biden n’en adopte pas moins des politiques commerciales similaires, nationalistes et déterminées par des considérations intérieures. Il a maintenu les droits de douane, qu’avait augmentés l’administration Trump, pour les biens importés de Chine et d’autres pays, et a lancé des politiques d’approvisionnement affirmant plus encore le principe du «buy-American», auxquelles font écho des mesures destinées à relocaliser des secteurs manufacturiers jugés importants. De même, le découplage sino-américain et la course à la domination dans les échanges commerciaux, la technologie, les données, l’information et les industries d’avenir se sont poursuivies.

Et si Biden n’a pas stricto sensu suivi un Trump qui exigeait en son temps un dollar plus faible et n’hésitait pas à brusquer la Fed pour financer les importants déficits budgétaires qu’avait engendrés sa politique, l’administration actuelle a pris des mesures qui requièrent elles aussi une coopération plus étroite de la Réserve fédérale. En réalité, les États-Unis ont inauguré un état permanent de monétisation de la dette, de facto, sinon de jure, et cette politique a commencé avec Trump, sous le mandat de Jerome Powell à la présidence de la banque centrale.

Au titre de ce pacte, si l’inflation devait augmenter légèrement, la Fed serait tenue d’adopter un laisser-aller bienveillant, car toute autre attitude – en l’occurrence une politique monétaire plus dure, anti-inflationniste – déclencherait un effondrement du marché et une récession grave. Cette nouvelle attitude de la Fed représente une autre rupture capitale avec la période 1991-2016.

En outre, étant donné l’importance des déficits budgétaire et commercial des États-Unis, l’administration Biden a renoncé à la politique du dollar fort. Si elle ne cherche pas aussi ouvertement que l’a fait Trump l’affaiblissement du billet vert, elle ne conçoit pas non plus qu’une hausse puisse restaurer la compétitivité des États-Unis et combler un déficit commercial se creusant rapidement.

Pour réduire les inégalités de revenu et de patrimoine, Biden préfère recourir à d’importants transferts directs et à des baisses d’impôts en faveur des employés ou des travailleurs manuels, des chômeurs ou des salariés à temps partiel et autres laissés pour compte. Là encore, ce sont des mesures qui ont été inaugurées par Trump, avec les 2 000 milliards de dollars injectés par la loi Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security (CARES) et les 900 milliards du projet de loi de relance voté en décembre 2020. Sous la présidence Biden, les États-Unis ont voté un autre plan de relance engageant une dépense de 1 900 milliards de dollars, et envisagent une dépense supplémentaire de 4 000 milliards de dollars pour la rénovation des infrastructures, considérées au sens large.

Si Biden est en faveur d’une imposition progressive, plus que ne l’était Trump, les capacités de son administration à lever de nouveaux impôts sont réduites. Par conséquent, comme ce fut le cas pendant le mandat présidentiel précédent, les déficits budgétaires seront à nouveau financés, pour l’essentiel, par de la dette, que la Fed, avec le temps, sera contrainte de monétiser. Biden s’apprête aussi à brandir les foudres des pouvoirs publics contre le Big Business et la Big Tech, ce qu’avait commencé de faire la Maison Blanche avant son élection. Son administration prend d’ores et déjà des dispositions susceptibles de limiter la puissance des entreprises, que ce soit par l’application des lois antitrust ou le durcissement de la réglementation, voire par la voie législative. L’objectif est à chaque fois de redistribuer, du capital et des bénéfices vers le travail et les salaires, une partie du revenu national.

Biden adopte donc d’entrée de jeu un programme économique néopopuliste plus proche de celui de Trump que de l’administration Obama. Mais ce renversement doctrinal n’est guère surprenant. Lorsque les inégalités deviennent trop importantes, les responsables politiques, de droite comme de gauche, deviennent plus populistes. Faute de quoi, ces inégalités, laissées hors de contrôle, alimentent des conflits sociaux, voire, dans les cas extrêmes, entraînent une guerre civile ou une révolution.

Il était inévitable que la politique économique des États-Unis voie le fléau de la balance pencher du côté du néopopulisme après qu’il s’était incliné sous le poids du néolibéralisme. Mais cette bascule, quand bien même nécessaire, n’est pas sans risques. L’importance de la dette privée et publique laissera la Fed prise au piège. En outre l’économie sera vulnérable aux chocs négatifs d’offre, conséquences possibles de la démondialisation, du découplage sino-américain, du vieillissement de la société, des restrictions migratoires, des limitations imposées au secteur privé, des cyberattaques et de la pandémie de Covid-19.

Des politiques budgétaires et monétaires conciliantes peuvent contribuer, pour l’heure, à accroître la part du travail dans le revenu. Mais, avec le temps, les mêmes facteurs pourraient déclencher un regain de l’inflation, voire une stagflation (si d’importants chocs négatifs d’offre se matérialisent). Si les politiques menées pour réduire les inégalités devaient conduire à des niveaux insoutenables d’endettement privé et public, le terrain serait préparé pour le type de crise de la dette stagflationniste contre lequel je mettais en garde au début de l’été.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Copyright : Project Syndicate, 2021.

www.project-syndicate.org

Nouriel Roubini, président de Roubini Macro Associates, est un ancien économiste principal pour les affaires internationales au Conseil des conseillers économiques de la Maison Blanche sous l’administration Clinton. Il a travaillé pour le Fonds monétaire international, la Réserve fédérale américaine et la Banque mondiale, et a été professeur d’économie à la Stern School of Business de l’Université de New York.

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