Quelles perspectives pour la coopération économique entre l’Algérie et la Russie ?
Pr Abderrahmane Mebtoul
Professeur des universités, expert international, ancien directeur des études au ministère de l’ÉnergiE et la Sonatrach et membre de plusieurs organisations internationales.
Le président de la République Abdelmadjid Tebboune entame une visite officielle de trois jours en Russie, a rapporté mardi l’agence de presse russe Sputnik. Selon la même source, cette visite durera du 14 au 16 juin. Selon toujours l’agence russe, les délégations des deux pays devront ainsi signer des mémorandums d’entente notamment dans les domaines économique, scientifique, juridique, de l’industrie pharmaceutique, de la communication, le nucléaire civil et de la culture.
Cette visite intervient aussi à l’occasion de la 26e édition du forum économique de Saint-Pétersbourg lequel rassemblera plus de 1700 participants dont des patrons d’entreprises internationales issus de 33 pays. Les questions énergétiques seront d’ailleurs évoquées du fait que l’Algérie et la Russie jouent un rôle important au sein de l’OPEP+ .Concernant les dossiers internationaux, les deux pays militant pour un monde multipolaire. Cela intervient alors que la Russie et la Chine ont décidé d’appuyer l’adhésion de l’Algérien aux BRICS, et que l’Algérie vient d’être élue comme membre non permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Dans ce contexte, les dossiers de Ukraine, l’Algérie ayant une position de neutralité, ceux du proche Orient et dans la région du Sahel, l’Algérie étant préoccupée face aux tensions à ses frontières, seront certainement évoqués.
Enjeux énergétiques
La Russie est l’État le plus étendu au monde (plus de 17 millions de km²) et comptait au 1er janvier 2022 une population de 145,5 millions d’habitants, selon l’agence de statistiques russe Rosstat. Cette population déclinerait à 120 millions d’ici 50 ans si les tendances actuelles persistent. Son PIB était de 1.779 milliards de dollars en 2021 avec une structure ventilée comme suit : agriculture 5%, industrie 33% mais avec une dépendance au prix des hydrocarbures de 39/40 % et les services 62/63% . Cette structure a certainement évolué entre 2022/2023 du fait de l’effort de guerre. Rappelons l’important ouvrage de Lénine sur le capitalisme en Russie, ce pays était à l’époque plus développé que bon nombre de pays européens. En 2022, la Fédération de Russie en 2022 est la 11ème puissance économique au monde selon la Banque mondiale et selon le FMI la 9 ème avec des ressources naturelles importantes. Ce pays possède des compétences scientifiques et techniques les plus avancées dans le monde. N’oublions pas qu’il a été le premier pays à lancer le 4 octobre 1957, le premier satellite artificiel Spoutnik 1, sans oublier sa force militaire ayant infligé une défaite à Napoléon et a largement contribué à la défaite de l’Allemagne d’Hitler durant la seconde Guerre mondiale. L’économie russe se caractérise selon les rapports internationaux par le fait qu’elle repose essentiellement sur cinq facteurs : premièrement, c’est une économie en transition héritant encore du lourd héritage soviétique ; deuxièmement, c’est une économie de rente dont les entrées en devises reposent sur les hydrocarbures (pétrole/gaz) et différents métaux rares et au niveau de la structure interne du PIB fondée sur la production où plus de la moitié de la richesse calculée provient des secteurs suivants : fabrication-construction-mine, en 2021, les importations représentant 17,10% du PIB et les exportations 27,80 ; troisièmement, avec plus de 200 millions d’hectares de terres cultivables, la Russie est un des principaux producteurs mondiaux de céréales dans le monde la Russie ne connaissant plus les pénuries alimentaires de l’époque soviétique ; quatrièmement, c’est une économie qui souffre du vieillissement démographique depuis la fin de l’ère soviétique ; cinquièmement c’es une économie où l’Etat joue un rôle stratégique. La Russie, représente l’Ukraine représentant environ 33% des exportations de denrées alimentaires stratégiques dont des céréales et dispose d’un immense réservoir de métaux rares. Avec des réserves de pétrole de 80 milliards de barils , elle dispose de 4,7% des réserves mondiales. La Russie est le premier réservoir mondial de réserves de gaz naturel 45.000 milliards de mètres gazeux, suivi de l’Iran 30.000 e du Qatar 20.000. C’est un grand pays producteur d’hydrocarbures, influençant d’ailleurs avec l’Arabie Saoudite la stratégie de l’OPEP+ . Avant le conflit en Ukraine, avec son pilier la société Gazprom, la Russie avait une stratégie expansionniste en direction de l’Europe avec trois gazoducs qui totalisent une capacité de 180 milliards de mètres cubes gazeux d’exportation dont la part de marché en Europe devait passer de 45/47% en 2019 à plus de 70%. Or les conséquences du conflit en Ukraine ont totalement modifié la carte énergétique dans la région. L’Union européenne, autrefois premier client du gaz russe, a drastiquement réduit ses importations au cours de l’année 2022. En 2021, environ 45% des importations du gaz naturel provenaient de Russie, c’est-à-dire 155 milliards de m3 sur les 400 milliards de mètres cubes de gaz consommés par les Vingt-Sept. En 2022, selon le ministre russe chargé de l’Énergie, les exportations de gaz russe ont diminué de 25,1% pour une production totale de 673,8 milliards de m3 en raison des sanctions européennes appliquées à Moscou. Cette baisse est due à la décision de l’UE et du G7, de plafonner le prix du pétrole russe à compter du 5 décembre 2022, à 60 dollars par baril transporté par bateau et vendu à des États tiers et depuis le 03 février 2022, le plafonnement des prix a été étendu aux produits pétroliers raffinés russes ainsi qu’un plafonnement des prix de gros du gaz dès qu’ils dépasseront 180 euros le mégawattheure (MWh) pendant trois jours consécutifs. Pour pallier à la forte demande du gaz russe, on assiste à des importations massives de gaz naturel liquéfié (GNL) mais à des prix plus élevés en Europe. Ces achats ont augmenté de plus de 60% en 2022 par rapport à 2021, ayant importé 155 milliards de m3 de GNL, les États-Unis, étant devenu le premier fournisseur de l’UE, où les importations américaines ont en 2022 ont connu une hausse +143% par rapport à 2021. Derrière les États-Unis, les plus gros fournisseurs de GNL à l’UE en 2022 ont été le Qatar (+23%) et l’Algérie à travers les canalisations Medgaz via Espagne et Transmed via l’Italie en 2022 avec environ 12% de part du marché, espérant sous réserve d’un investissement massif européen doubler ce taux vers les années 2025/2026. Cependant , nous devrions assister à un bouleversement vers 2025 au moment où les nouveaux projets de GNL, notamment au Qatar, produiront des millions de tonnes supplémentaires, l’Europe, ayant prévu 26 nouveaux terminaux de regazéification du sur le continent, dont un cinquième en France au Havre, sans compter la stratégie européenne pour les énergies renouvelables et l’hydrogène vert qui devrait couvrir plus de 50% de la consommation européenne d’énergie horizon 2030.
La résilience de l’économie russe
A court terme, les sanctions occidentales ont eu pour l’instant un effet relativement limité comme en témoigne les indicateurs économiques de la Russie, en comparaison aux pays européens qui connaissent une décroissance (Intervention du professeur Abderrahmane Mebtoul Télévision internationale ALg24 du 10/06/2023 « Sabotage du Nordstream1: une guerre qui ne dit pas son nom disponible sur YouTube).
La flambée des prix du pétrole et du gaz ainsi que la réorientation des exportations d’énergie vers des pays non soumis à des sanctions ont permis d’enregistrer des recettes d’exportation d’énergie malgré la réduction volontaire des exportations de gaz et l’embargo sur le pétrole décrété par les pays de l’UE. En plus de la Chine et l’Inde, des pays comme la Turquie, l’Arménie et l’Ouzbékistan ont permis de contourner les sanctions, soit en achetant du matériel revendu ensuite à la Russie, soit en exportant des produits russes vers les pays occidentaux. Paradoxalement, c’est parce que la Russie est moins développée qu’elle est moins sensible aux sanctions. Ainsi, selon l’OCDE , le taux de croissance de la Russie été de 4,7% en 2021 , négatif de 2,4% en 2022, une prévision négative de 0,8% en 2023 ; le taux d’inflation a été de 6,7% en 2021, 13,8% en 2022 et 6,1% en 2023 ; le ratio dette publique /PIB est maîtrisable de 17,9% en 2021, 18,2% en 2022 et 20,1% , prévision 2023 et un déficit budgétaire selon les normes internationales de 20% du PIB en janvier 2023 et des réserves de change fin février 2023 de 589 milliards de dollars. Les mesures des sanctions occidentales ont été également atténuées certes par le cours élevé des hydrocarbures mais également par des mesures de stabilisation financière, la Banque centrale ayant relevé ses taux d’intérêts de 9,5% à 20,0% peu après les tensions avec l’Ukraine pour les ramener progressivement en septembre 2022 à 7,50 %. Suite aux sanctions occidentales, la majeure partie des ressources énergétiques a été redirigée vers d’autres marchés notamment les livraisons de pétrole à l’Inde, multipliées par 22 en 2022, et la Chine, mais avec des prix en-dessous du marché . Dans sa stratégie la Russie a lancé le gazoduc « Power of Siberia » en direction de la Chine lequel été inauguré, le 02 décembre 2019, des deux côtés de la frontière sino-russe, près de 2 000 kilomètres de tuyaux qui vont acheminer du gaz depuis les gisements de Sibérie orientale jusqu’à la frontière chinoise. Et ce n’est pas fini : le gazoduc ralliera Shanghaï, à quelques 3 000 kilomètres de la frontière, d’ici 2022-2023. Le coût de « Power of Siberia » a été estimé par Gazprom à 55 milliards de dollars, pour une capacité en 2022-2023 de 38 milliards de m3 par an, soit 9,5 % du gaz consommé en Chine. Le gazoduc russo-chinois s’accompagne d’un énorme contrat d’approvisionnement gazier à la Chine, estimé à plus de 400 milliards de dollars sur 30 ans, signé par Gazprom et le géant chinois CNPC en mai 2014, après une décennie de pourparlers. Plus récemment ,la date du début de la construction étant fixée à 2024, nous avons eu l’inauguration du gazoduc Force de Sibérie 2 , d’un coût estimé à 12/13 milliards de dollars ( 1100 milliards de roubles au cours actuel contre une prévision de 800 milliards de roubles ) d’une longueur de 6 700 km dont 2 400 km sur le territoire de la Russie devant se connecter avec le gazoduc Ouest-Est.
Partenariat stratégique
Face à ces tensions géostratégiques entre l’Occident et la Russie, l’Algérie conforme à ses principes , a une position neutre , privilégiant le dialogue et le respect du droit international. Espérons que la visite d’Etat en Russie du président de la République et lequel qui assistera au forum économique de Saint Pétersbourg permettra de renforcer le partenariat stratégique entre l’Algérie et la Russie, tout en contribuant au dialogue productif pour atténuer les tensions internationales. Pour pouvoir comparer les deux économies en référence à l’année 2021, selon les données du FMI , les importations russes ont été de 194 milliards de dollars dont 146 pour les produits manufacturés et 27,5 pour les produits agricoles et les exportations ont été de 340 milliards de dollars dont 230 pour le pétrole et les produits pétroliers et 27,1 pour les produits agricoles . Les importations en 2022 ont diminué de 15,01% par rapport à 2021, et les exportations ont reculé de 8,7% . Pour l’Algérie en 2021, les importations ont été de 51,50 milliards de dollars dont 10,7 de produits agricoles , 37,6 de produits manufacturés et les exportations de 37,8 milliards de dollars dont 33,4 pour le pétrole et les produits pétroliers. .Sur la base d’un prix du pétrole de 106 dollars baril et 16 dollars le MBTU de gaz ( source Banque d’Algérie) les recettes de Sonatrach ont été pour 2022 de 60 milliards de dollars ‘devant soustraire les coûts pour avoir le profit net ) .Pour 2023. Selon le rapport de la Banque mondiale de mai 2023, le taux de croissance de l’Algérie serait de 1,7%, revu à la baisse des prévisions précédentes 2,6% et loin des prévisions du gouvernement 4% . Notons que sur la base d’un cours de 75/80 dollars et 11/13 dollars le MBTU, les recettes de Sonatrach devrait fluctuer entre 45/50 milliards de dollars soit entre 10/15 milliards de dollars de moins que pour l’année 2022. Du point de vue de la coopération entre l’Algérie et la Russie, selon les données officielles russes, hors achats militaires, objet d’un partenariat stratégique de longue date entre les deux pays même si l’Algérie s’oriente vers une diversification des fournisseurs, les exportations russes vers l’Algérie se sont élevées à 2,9 milliards de dollars et les importations russes en provenance de l’Algérie se sont élevées à 1,8 milliards de dollars. La part de l’Algérie dans le chiffre d’affaires du commerce extérieur de la Russie en 2021 s’est élevée à 0,4% contre 0,5% en 2020 et la part de volume l’Algérie occupe la 43ème place contre la 35-ème en 2020. La part de l’Algérie dans les exportations russes n’est élevée toujours en 2021 à 0,6% contre 0,8% en 2020 et en termes de part dans les exportations russes ,l’Algérie occupe la 35ème place contre la 25ème place en 2020 et la part dans les importations l’Algérie occupe la 115ème place en 2021 contre la 123ème place en 2020.
En résumé les échanges économiques marginaux s’expliquent fondamentalement par la similitude des structures économiques des deux pays et donc loin des potentialités, pouvant être développés, pas seulement dans le domaine militaire, mais surtout économique, Moscou ayant un potentiel scientifique important.
A.M.