Les conditions de l’opérationnalité de l’ouverture du capital des banques et des entreprises publiques
Par Abderrahmane Mebtoul
Professeur des universités, expert international, ancien directeur général des études économiques à la Cour des comptes et ex-président du Conseil national des privatisations au rang ministre délégué.
Le président de la République a annoncé, jeudi à l’occasion de la clôture des journées sur l’entrepreneuriat, le lancement, avant la fin de l’année en cours ou au début de 2024, du processus d’ouverture du capital de deux ou trois banques publiques à hauteur de 30% de l’ouverture du capital et a appelé à la création de banques privées. L’objectif et d’alléger le fardeau sur les entités financières publiques dans le financement des projets d’investissement, le financement du secteur économique privé dépendant selon lui toujours des fonds des banques publiques à hauteur de 85%.
La démonopolisation- privatisation totale/partielle ne peut intervenir avec succès que si elle s’insère dans le cadre d’une cohérence et visibilité de la politique socio- économique globale et que si elle s’accompagne d’un environnement concurrentiel et un dialogue soutenu entre les partenaires sociaux. C’est un acte éminemment politique et non technique car déplaçant des segments de pouvoir d’où des résistances au changement de la part des tenants de rente qui agitent le slogan « bradage du patrimoine national ». Ces actions doivent répondre à de nombreux objectifs qui ne sont pas tous compatibles et qu’il convient de hiérarchiser dans la formulation d’un programme de privatisation pouvant varier et être adaptés en fonction du contexte international, social et économique interne et de l’activité ou de l’entreprise ce qui suppose la résolution de neuf contraintes qui doivent être levées afin d’éviter la méfiance des investisseurs sérieux.
En premier lieu, la corruption qui alourdit le coût des projets de 20 à 30% sinon plus et éloigne les véritables investisseurs. Il s’agit aussi de l’instabilité juridique perpétuelle, de la rénovation de toutes les structures du ministère des finances à travers sa numérisation, fiscalité, domaine, banques, douane et mettre fin à une bureaucratie centrale et locale paralysante renvoyant à la refonte du système sociopolitique.
Refonte du système statistique
Le Président de la République lui-même a mis en relief les contradictions dues à l’effritement du système d’information où sans une bonne information aucune prévision n’est possible et encore moins un plan de relance réaliste qui pour son opérationnalité doit reposer sur six piliers : premièrement, il faut se reposer sur une démarche méthodologique pour atteindre les objectifs en optimisant les ressources. Selon le principe de Pareto familièrement appelée la règle des 80/20, 80 % d’objectifs mal ciblés ont un impact seulement de 20 % avec un gaspillage des ressources rares, mais 20 % d’actions bien ciblées ont un impact sur l’activité économique et sociale de 80 %. Pour paraphraser les experts militaires, il faut que les tactiques s’insèrent dans le cadre d’un objectif stratégique d’optimisation du bien être de l’Algérie. Toute analyse opérationnelle doit tenir compte, au niveau interne du cadre macroéconomique et macro social, des réseaux intermédiaires, au niveau méso des collectivités locales et au niveau micro-économique des projets fiables dans le cadre des avantages comparatifs, ne pouvant pas tout produire. Deuxièmement, tout plan opérationnel doit s’inscrire dans le cadre d’une vision stratégique tant des mutations internes qui internationales, en étant réaliste les hydrocarbures traditionnels resteront encore pour 5 à 10 ans la principale ressource en devises du pays sous réserve de la mise en place de nouvelles filières concurrentielles. Troisièmement, il faut établir un diagnostic serein de la situation socio-économique et une nouvelle gouvernance nationale et locale avec plus de décentralisation et non déconcentration. Quatrièmement ; il faut de nouvelles organisations plus crédibles que les anciennes à travers des réseaux, loin de l’ancienne organisation hiérarchique rigide, et impliquer les élus locaux et la société civile, entrepreneurs publics, privés, banques, universités, centre de recherche, associations. Cinquièmement, une bonne communication est nécessaire, le Président de la République lui-même a mis en relief les contradictions dues à l’effritement du système d’information et sans une bonne information aucune prévision n’est possible. Certains responsables vivant dans une autre époque ne savent pas communiquer alors qu’ il est impérieux de préparer l’opinion médiatiquement et organiquement à l’esprit des réformes qui seront douloureuses mais porteuses d’espoir à moyen terme en utilisant les médias lourds- débats- pièces de théâtre, cinémas- du fait de la tradition orale de l’Algérien. Les actions et les déclarations doivent être inventoriées, sans tomber dans le piège de l’autosatisfaction et du dénigrement, ni tomber dans le populisme médiatique qui serait alors contre-productif. Sixièmement, la levée des obstacles d’environnement à la mise en œuvre d’affaires. Fondement du système rentier, le plus grand obstacle à l’investissement productif enfantant à la fois la sphère informelle et la corruption est la bureaucratie au sens négatif du terme, non comme l’entendait Max Weber au service de la société, expliquant par exemple les obstacles à la numérisation que j’avais proposé en 1983 en tant que directeur général des études économiques à la Cour des comptes ayant été chargé du dossier des surestaries, proposition qui n’a jamais vu le jour au niveau des douanes car s’attaquant à de puissants intérêts . Il est fondamental de promouvoir l’adaptation du système financier ( bancaire, fiscalité, domaine, douane) La mise à niveau du système bancaire est un des axes majeurs car c’est au sein de cette sphère que les rythmes de croissance seront arbitrés à titre principal. L’objectif est d’aboutir à un système bancaire affranchi des ingérences, plus efficient et plus en harmonie avec les exigences d’une intermédiation financière performante et orientée vers l’économie de marché de capitaux. Jusqu’ici, la situation financière des banques publiques a constitué une contrainte qui a inhibé toute velléité de restructuration. Pour ce qui est du système fiscal, celui-ci doit être plus incitatif tout en autorisant une grande rigueur dans son application en vue de la lutte contre l’évasion fiscale par la mise en place d’un système d’information et de communication plus moderne et moins sujet à interprétation. Il s’agit d’améliorer la lisibilité de la politique générale de l’Etat par référence notamment à une nouvelle loi cadre de planification budgétaire et de simplifier et regrouper dans un cadre plus cohérent, l’organisation institutionnelle chargée d’exécuter une politique désormais plus claire de libéralisation de l’économie à finalité sociale.
Lever neuf contraintes
Les conditions de réussite d’une privatisation totale ou partielle suppose de lever neuf contraintes. Premièrement, les filialisations non opérantes par le passé dont l’objectif était la sauvegarde du pouvoir bureaucratique. Or, c’est le fondement de la réussite tant de l’ouverture partielle du capital que d’une privatisation totale. Deuxièmement, le patrimoine souvent non défini (absence de cadastre réactualisé) pose la problématique de l’inexistence des titres de propriété fiables sans lesquels aucun transfert de propriété ne peut se réaliser. Pour éviter la dilapidation du patrimoine, il y a lieu de différencier l’outil de production des biens immobiliers et terrain dont l’évaluation doit se faire au prix du marché en temps réel. Troisièmement, des comptabilités défectueuses de la majorité des entreprises publiques et des banques, (la comptabilité analytique pour déterminer exactement les centres de coûts par sections étant pratiquement inexistantes et les banques ne répondant pas aux normes internationales, rend difficile les évaluations d’où l’urgence de la réforme du plan comptable actuel inadapté. rendant encore plus aléatoire l’évaluation dans la mesure où le prix réel de cession varie considérablement d’année en année, voire de mois en mois , de jour en jour en bourse par rapport au seul critère valable , existant un marché mondial de la privatisation où la concurrence est vivace. Quatrièmement, la non-préparation de l’entreprise à la privatisation, certains cadres et travailleurs ayant appris la nouvelle dans la presse, ce qui a accru les tensions sociales. Or, la transparence est une condition fondamentale de l’adhésion tant de la population que des travailleurs à l’esprit des réformes liées d’ailleurs à une profonde démocratisation de la société. Cinquièmement, la non clarté pour la reprise des entreprises pour les cadres et ouvriers supposant la création d’une banque à risque pour les accompagner du fait qu’ils possèdent le savoir-faire technologique, organisationnel et commercial la base de toute unité fiable doit être constituée par un noyau dur de compétences. Sixièmement, est la résolution des dettes et créances douteuses, les banques publiques croulant sous le poids de créances douteuses et la majorité des entreprises publiques étant en déficit structurel, endettés, surtout pour la partie libellée en devises sans un mécanisme transparent en cas de fluctuation du taux de change.. Il est illusoire tant d’attirer l’épargne de l’émigration via les banques que l’on veut installer avec des coûts en devises, que de capter le capital argent via la sphère informelle, les lois économiques étant insensibles aux slogans politiques. Comment voulez-vous qu’un opérateur quelque soit sa tendance idéologique avec cette instabilité monétaire investit à long terme sachant que la valeur du dinar va chuter d’au moins 30% sinon plus dans deux à trois années.
Septièmement, les délais trop longs avec des chevauchements de différents organes institutionnels entre le moment de sélection de l’entreprise, les évaluations, les avis d’appel d’offres, le transfert, au Conseil des Participations, puis au Conseil des ministres et la délivrance du titre final de propriété ce qui risque de décourager tout repreneur, car en ce monde, les capitaux mobiles vont s’investir là où les obstacles économiques et politiques sont mineurs, le temps étant de l’argent. Huitièmement, la synchronisation clairement définie permettrait d’éviter les longs circuits bureaucratiques et revoir les textes juridiques actuels contradictoires, surtout en ce qui concerne le régime de propriété privée, pouvant entraîner des conflits interminables d’où l’urgence de leur harmonisation par rapport au droit international. Les répartitions de compétences devront être précisées où il est nécessaire de déterminer qui a le pouvoir de demander l’engagement d’une opération de privatisation, de préparer la transaction, d’organiser la sélection de l’acquéreur, d’autoriser la conclusion de l’opération, de signer les accords pertinents et, enfin, de s’assurer de leur bonne exécution. Neuvièmement analyser lucidement les impacts de l’Accord d’Association de libre échange l’Europe, toujours en négociations pour un partenariat gagnant-gagnant, qui a des incidences économiques sur les institutions et les entreprises publiques et privées qui doivent répondre en termes de coûts et qualité à la concurrence internationale.
Privatisation via la Bourse d’Alger…
La privatisation partielle via la Bourse d’Alger doit répondre à cinq conditions en gardant à l’esprit qu’il faut éviter d’avoir un stade sans joueurs. Premièrement Il ne peut y avoir de bourse fiable sans un système productif performant concurrentiel, loin de tout monopole qu’il soit public ou privé, évitant les instabilités juridiques renvoyant à un État de droit. Nos responsables sont-ils conscients qu’existe un marché mondial de la privatisation, où la concurrence est vivace et où le facteur déterminant est la demande avec la prise en compte du goodwill (demande potentielle) et pas seulement l’offre, et qu’il faut éviter que certains prédateurs ne soient intéressés que par les actifs immobiliers et non pas par l’outil de production . Deuxièmement, une bourse doit se fonder sur un système bancaire rénové. Or, le système financier algérien depuis des décennies est le lieu par excellence de la distribution de la rente des hydrocarbures, et un enjeu énorme de pouvoir. En effet, malgré le nombre d’opérateurs privés, nous avons une économie de nature publique avec une gestion administrée, la totalité des activités, quelles que soient leur nature, se nourrissant de flux budgétaires, de la capacité réelle du trésor. On peut considérer que les banques en Algérie opèrent non plus à partir d’une épargne puisée sur le marché, mais par les avances récurrentes (tirage : réescompte) auprès de la banque d’Algérie, les entreprises publiques en déficit structurel étant refinancées par le trésor public sous forme d’assainissement – et pas seulement pour la période récente, il faut compter aussi les coûts de la restructuration entre 1980/1990. Cette transformation n’est pas dans le champ de l’entreprise mais se déplace dans le champ institutionnel (répartition de la rente des hydrocarbures) et dans cette relation, le système financier algérien reste passif. Plus de 90 % de ces entreprises sont revenues à la case départ, montrant que ce n’est pas une question de capital argent, la richesse réelle supposant la transformation du stock de monnaie en stock de capital – et là est toute la problématique de développement. Troisièmement, : il ne peut y avoir de bourse sans la résolution des titres de propriété qui doivent circuler librement, segmentés en actions ou obligations renvoyant d‘ailleurs à l’urgence de l’intégration de la sphère informelle par la délivrance de titres de propriété, comme il ne peut y avoir de bourse des valeurs fiables sans des comptabilités claires et transparentes calquées sur les normes internationales, par la généralisation des audits et de le comptabilité analytique afin de déterminer clairement les centres de coûts pour les actionnaires. Cela pose la problématique de la refonte du système comptable et de l’adaptation du système socio-éducatif, l’ingénierie financière étant presque inexistante dans le pays, malgré de nombreuses compétences, le poste services sorties de devises au sein de la balance des paiements ayant été de 10/11 milliards de dollars par an entre 2010/2019 et ramenée à 6/7 milliards de dollars , qui s’ajoutent aux sorties de devises des biens d’importations. Quatrièmement, des comptes transparents en temps réel reposant sur des comptabilités analytiques et non des comptes consolidés via les comptes les comptes de transfert qui voiler l’efficacité réelle . À titre d’exemple, Sonatrach a besoin d’un nouveau management stratégique à l’instar de la majorité des entreprises algériennes, avec les comptes clairs afin de déterminer les coûts par sections. Cinquièmement, ,pour attirer les opérateurs tant nationaux qu’internationaux, s’impose la stabilité monétaire et juridique, ainsi que la résolution des dettes et créances douteuses. Or, les banques publiques croulent sous le poids de créances douteuses et la majorité des entreprises publiques sont en déficit structurel, surtout pour la partie libellée en devises supposant des mécanismes transparents en cas de fluctuation du taux de change. La dépréciation simultanée du dinar par rapport au dollar et l’euro, principales monnaies d’échange, ne répond pas aux valeurs en bourse où la cotation est inversement proportionnelle, ayant pour but essentiel de combler artificiellement le déficit budgétaire, assimilable à un impôt indirect. Avec cette instabilité tant juridique que monétaire de la cotation du dinar avec un écart d’environ 45/50% par rapport au cours sur le marché parallèle, et la non maîtrise de l’inflation, il est illusoire tant d’attirer l’épargne de l’émigration via les banques que l’on veut installer que de capter le capital argent de la sphère informelle. Comment voulez-vous qu’un opérateur se présente en bourse sachant que la valeur du dinar va chuter d’au moins 50 %, sinon plus, dans deux à trois années, dépréciant ses actifs va t-il investir à moyen et terme , préférant se réfugier dans des actions spéculatives ?
En conclusion, force est de constater qu’il reste beaucoup à faire pour que certains responsables algériens s’adaptent aux arcanes de la nouvelle économie. Aucun pays à travers l’histoire ne s’étant développé grâce uniquement aux matières premières mais par la bonne gouvernance, la réforme des institutions et la valorisation du savoir. Le compromis des années 2024/2030 devra concilier l’impératif de productivité et la cohérence sociale, les principes d’une société ouverte et le devoir de solidarité, en un mot l’efficacité et l’équité, les politiques parleront de justice sociale qui ne saurait signifier égalitarisme vision populiste suicidaire. En bref la réussite du processus de développement implique la refonte du système politique et socio-économique. La tolérance par la confrontation d’idées contradictoires productives, loin de tout dénigrement, est la seule voie pour dépasser l’entropie actuelle. Le plus ignorant est celui qui prétend tout savoir et méditons les propos pleins de sagesse du grand philosophe Voltaire «Monsieur je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai de toutes mes forces pour que vous puissiez toujours le dire ».
A. M.