L’Afrique pose ses conditions à la Big Tech
Les ministres africains des télécommunications adoptent un texte historique pour réguler les plateformes mondiales et protéger la souveraineté numérique du continent.
Fini le temps où l’Afrique subissait passivement l’exploitation de ses données par les géants du numérique. Dimanche, les ministres africains en charge des technologies de l’information ont adopté la Déclaration d’Alger, un texte ambitieux qui entend transformer radicalement les rapports de force entre le continent et les plateformes mondiales comme les réseaux sociaux et les services d’intelligence artificielle. Réunis au Centre international de conférences Abdelatif-Rahal d’Alger sous l’égide de l’Union africaine des télécommunications, ils ont jeté les bases d’un cadre juridique continental pour réguler l’activité des plateformes de diffusion en ligne, communément appelées OTT (Over-The-Top). La problématique est claire : des entreprises internationales récoltent massivement les données personnelles des Africains, diffusent leurs contenus sur tout le continent, mais n’y investissent pratiquement rien en retour. « De nombreuses grandes entreprises de diffusion en ligne, y compris les plateformes d’intelligence artificielle générative, exploitent les richesses numériques du continent en diffusant leurs contenus et en collectant des données personnelles, sans investir en Afrique et sans contrôle », a dénoncé le ministre de la Poste et des Télécommunications, Sid Ali Zerrouki. Cette asymétrie, selon lui, doit cesser. L’objectif affiché est de « transformer la position de l’Afrique, d’un simple consommateur de contenus à un acteur décisionnel dans le domaine numérique ».
Inspirée du Digital Services Act européen, la Déclaration d’Alger ne se contente pas de dénoncer. Elle fixe des engagements structurants et contraignants. Premier pilier : une négociation continentale unifiée avec les plateformes OTT. Plutôt que de laisser chaque pays négocier seul face aux mastodontes de la Silicon Valley, l’Afrique entend parler d’une seule voix pour imposer des obligations de contribution locale. Concrètement, cela signifie que les grandes plateformes devront réinvestir une partie de leurs revenus africains dans le développement d’infrastructures numériques sur place et dans la formation de talents locaux. La question de la souveraineté des données constitue le cœur de cette déclaration. Le texte souligne la nécessité impérieuse de garantir que « la donnée africaine demeure en Afrique, grâce à la localisation Cloud et aux infrastructures souveraines ». Cette exigence répond à une préoccupation majeure : les informations personnelles de centaines de millions d’Africains sont aujourd’hui stockées et traitées sur des serveurs situés hors du continent, échappant ainsi à tout contrôle des autorités locales. En imposant une localisation des données, les pays africains espèrent reprendre la main sur cette ressource stratégique du XXIe siècle.
Protéger les femmes, les enfants et les groupes vulnérables
Le texte va plus loin en intégrant des dimensions culturelles et éthiques. Il prévoit la protection des cultures, des langues et des valeurs sociétales africaines à travers des mécanismes de modération adaptés au contexte local. Les exigences en matière d’intelligence artificielle responsable sont également au menu, avec des obligations de transparence, de lutte contre le piratage et de sécurité algorithmique. « Il est temps de discuter des bénéfices que le continent tire de l’activité des plateformes OTT mondiales qui y opèrent, et d’examiner ensemble l’avenir de la circulation des données et leur sécurité », a déclaré John Omo, secrétaire général de l’Union africaine des télécommunications.
La protection des utilisateurs vulnérables figure également parmi les priorités. La déclaration insiste sur un renforcement spécifique de la protection des femmes, des enfants et des groupes vulnérables face aux dérives potentielles des plateformes numériques. Cette disposition répond aux préoccupations croissantes concernant la sécurité en ligne, le cyberharcèlement et l’exposition à des contenus inappropriés.
Lerato Dorothy Mataboge, commissaire de l’Union africaine aux Infrastructures et à l’énergie, a salué l’importance de cette initiative qui permet de « formuler une position africaine commune vis-à-vis des plateformes OTT mondiales ». Selon elle, cette convergence ouvre la voie à de nouvelles opportunités d’investissement et repositionne l’Afrique comme un acteur incontournable de la gouvernance numérique mondiale. La Déclaration d’Alger sera soumise à l’Union africaine au début de l’année 2026 pour validation et mise en œuvre. Son adoption coïncide symboliquement avec la Journée africaine des télécommunications et des technologies de l’information, célébrée chaque 7 décembre. Cette convergence de calendrier n’est pas anodine : elle marque la volonté du continent de prendre son destin numérique en main et de ne plus subir les règles édictées par d’autres. En se positionnant comme co-auteur de la gouvernance numérique mondiale, l’Afrique affirme son ambition de transformer son écosystème digital en moteur de croissance économique et de création d’emplois, tout en préservant sa souveraineté et ses valeurs.
Samir Benisid

