Frontière algéro-tunisienne : Le calme plat aux postes de contrôle
Un silence inhabituel règne depuis quatre jours aux postes frontaliers entre l’Algérie et la Tunisie. En pleine période de vacances d’hiver, les longues files d’attente de touristes algériens qui caractérisaient habituellement cette période ont disparu. Les nouvelles restrictions sur l’allocation touristique de 750 euros ont brutalement tari un flux qui avait atteint des sommets il y a quelques semaines à peine, révélant l’ampleur des pratiques frauduleuses qui gangrenaient le dispositif. Le contraste est saisissant au poste frontalier d’Oum Tboul, dans la ville d’El Kala, wilaya d’El Tarf. Les guichets qui ne désemplissaient jamais, même aux heures creuses, affichent désormais une vacuité étonnante. Hormis quelques véhicules immatriculés en Tunisie qui franchissent quotidiennement la frontière, le flux des touristes algériens et les interminables colonnes de bus qui s’étiraient sur plusieurs kilomètres semblent s’être évaporés. Selon des sources douanières contactées sur place, c’est le calme plat depuis au moins quatre jours, un phénomène jamais observé auparavant, pas même pendant les périodes traditionnellement creuses. Les mêmes sources rapportent un constat identique aux autres postes de contrôle frontaliers des wilayas de Souk Ahras et Tébessa, où l’animation habituelle a cédé la place à une tranquillité déconcertante.
Cette situation inhabituelle intervient pourtant en plein cœur de la période des vacances d’hiver et des fêtes de fin d’année, moment où l’engouement spectaculaire des touristes algériens pour le pays de Carthage atteint habituellement son apogée. L’année 2024 avait d’ailleurs enregistré une affluence record d’Algériens vers la Tunisie, principalement grâce à l’allocation touristique de 750 euros instaurée par décision du président de la République. Ce montant, considérablement augmenté par rapport aux 95 euros précédents, avait substantiellement accru le pouvoir d’achat des voyageurs et rendu les vacances à l’étranger plus accessibles aux familles algériennes, entraînant des retombées économiques importantes des deux côtés de la frontière. Cependant des pratiques frauduleuses ont quelque peu perverti le dispositif. Après l’obtention de l’allocation touristique auprès des banques, de faux voyageurs se rendaient en Tunisie par les voies légales uniquement pour obtenir le cachet d’entrée sur leurs passeports, attestant de leur passage en territoire tunisien. Ils revenaient ensuite discrètement en Algérie via des points de passage non surveillés, conservant ainsi intégralement les 750 euros qu’ils écoulaient sur le marché noir des devises. Cette fraude organisée a pris une ampleur considérable, avec le départ spectaculaire de 5000 bus vers la Tunisie entre novembre et décembre 2025, une période qui ne connaît habituellement pas un trafic aussi intense vers cette destination.
Face à cette hémorragie de devises qui faisait saigner le trésor public, les autorités algériennes ont progressivement durci le dispositif. Lors de son intervention la semaine dernière devant la commission du transport et de l’environnement de l’Assemblée populaire nationale, Said Sayoud, ministre de l’Intérieur, des Collectivités locales et des Transports, a levé le voile sur l’ampleur du phénomène, dénonçant les « pratiques frauduleuses auxquelles ont eu recours de nombreuses agences de voyages pour s’approprier cette allocation ». Le ministre a révélé un chiffre qualifié d’alarmant : « l’exploitation de 100.000 bénéficiaires de cette allocation par ces agences de voyages ». Il a également souligné que cette question avait été évoquée en marge des travaux de la grande commission mixte algéro-tunisienne de coopération tenue récemment dans la capitale tunisienne, la partie tunisienne ayant elle aussi constaté les anomalies dans les flux de voyageurs.
Les autorités ont donc décidé de reprendre le contrôle de la situation à travers deux séries de mesures drastiques mises en œuvre il y a environ deux semaines. La première concerne directement les bus touristiques : ceux-ci sont désormais soumis à l’obligation de présenter des autorisations internationales de transport au lieu de la simple autorisation touristique habituelle. Cette exigence vise à distinguer les véritables voyages organisés des déplacements de complaisance orchestrés par des agences peu scrupuleuses. La seconde mesure émane de la Banque d’Algérie qui a considérablement durci les conditions d’octroi de l’allocation touristique. Le demandeur doit désormais obligatoirement détenir un compte bancaire actif auprès de l’agence sollicitée, et le paiement de la contre-valeur en dinars doit impérativement s’effectuer par carte interbancaire CIB ou chèque certifié, éliminant ainsi les transactions en espèces qui facilitaient l’opacité. Ces procédures visent à établir une traçabilité complète des bénéficiaires et à freiner significativement les pratiques frauduleuses.
La Tunisie reste une destination privilégiée
Les résultats de ce tour de vis ne se sont pas fait attendre. En l’espace de quelques jours seulement, le paysage frontalier s’est radicalement transformé. Les files interminables de bus qui s’étiraient sur plusieurs kilomètres ont disparu comme par enchantement, laissant place à un calme inhabituel qui déroute jusqu’aux agents douaniers eux-mêmes. Ce changement brutal témoigne de l’ampleur qu’avait prise le phénomène frauduleux : lorsque les conditions se durcissent, les faux voyageurs disparaissent instantanément, révélant que la majorité des départs massifs de ces derniers mois n’avaient aucun objectif touristique réel.
Toutefois, il serait erroné de conclure que les Algériens ont subitement perdu leur attachement à la destination tunisienne. La Tunisie demeure et demeurera la destination privilégiée des familles algériennes, qui ne peuvent s’empêcher d’y passer leurs vacances d’hiver et d’été ainsi que les fêtes de fin d’année. Le pays d’Abou El Kacem Chebbi reste le lieu d’évasion par excellence pour des millions d’Algériens attachés aux liens historiques, culturels et humains qui unissent les deux peuples. Les nouvelles mesures ne visent nullement à empêcher les véritables touristes de voyager, mais simplement à mettre fin aux détournements massifs qui pervertissaient l’esprit initial de l’allocation touristique. Cette dernière avait été instaurée pour permettre aux voyageurs algériens de se déplacer à l’étranger dans de meilleures conditions, non pour alimenter les circuits parallèles de change. Les prochaines semaines permettront de mesurer l’efficacité durable de ces nouvelles mesures et de voir si un flux touristique authentique se reconstituera progressivement, une fois que les véritables voyageurs se seront adaptés aux nouvelles procédures. L’enjeu est de taille : préserver à la fois les intérêts économiques de l’État algérien et le droit légitime des citoyens à voyager et à découvrir les pays voisins dans un cadre légal et transparent.
Sofia Chahine

