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Les cinq facteurs du processus inflationniste et leur impact sur le pouvoir d’achat

Par Abderrahmane Mebtoul

Professeur des universités, expert international

Malgré de nombreuses promesses, loin de la réalité sur le terrain de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, les prix continuent toujours de flamber avec un impact négatif sur la majorité du pouvoir d’achat des ménages algériens en ce mois de Ramadhan.

Le taux d’inflation, comme le PIB, se calcule par rapport à la période précédente. Ainsi, un taux relativement élevé en 2023 rapporté à un taux élevé en 2022 donne, cumulé, un taux très élevé et selon les indices cumulés de l’ONS entre 2000/2022 dont la composante n’ a pas été actualisée depuis 2011, le taux d’inflation dépasse les 100%. Cela ne concerne pas seulement les produits alimentaires, le besoin étant historiquement daté et évoluant dans le temps, mais la majorité des prix des autres produits comme les produits intermédiaires nécessaires pour les entreprises publiques et privées, les produits informatiques, le textile , les pièces détachées ont augmenté dans les ration variant entre 50/100%, une hausse alimentée une pénurie de nombre de produits. Outre les factures d’électricité et d’eau, du loyer, on peut se demander comment un ménage qui gagne entre 30 000 et 50 000 DA peut survivre, s’il vit seul, en dehors de la cellule familiale qui, par le passé, grâce au revenu familial, servait de tampon social. L’inflation globale s’est accélérée pour atteindre 7,2 % en 2021 et est estimée par la banque d’Algérie à 9,3 % en 2022, son plus haut niveau depuis 26 ans. L’Office national des statistiques (ONS), a indiqué dans un rapport daté du 03 avril 2023 , qu’au mois de février 2023 et par rapport au même mois de l’année 2022, l’évolution des prix à la consommation est de +9,9 % et le rythme d’inflation annuel (mars 2022 à février 2023/mars 2021 à février 2022) est de 9,3%. Pour les produits de large consommation, dont les produits agricoles, ceux-ci ont enregistré en février et mars 2023 un taux d’inflation à deux chiffres de 15,04% pour les produits alimentaires, par rapport à la même période de 2022 dont les produits agricoles 25,53%. Plus en détail, l’ONS souligne que des variations plus ou moins importantes caractérisent certains produits, notamment, la viande de poulet (+19,1 %), la viande et abats de mouton (+3,3 %) et les légumes (+8,2 %).

5 facteurs interdépendants

Je recense cinq facteurs interdépendants expliquant le processus inflationniste en Algérie, processus complexe qui implique de le relier aux nouvelles mutations mondiales et aux équilibres internes macroéconomiques et sociaux dont la répartition du revenu entre les différentes couches sociales. Dans ce contexte, le taux d’inflation projeté dans la loi de finances 2022 de 3,7% a été démenti, posant la question de la projection de la loi de finances 2023 pour qui le taux d’inflation devrait ralentir à 5,1% en 2023.

La première raison essentielle de l’inflation résulte de la faiblesse de la production et de la productivité. Les rapports internationaux donc un de l’OCDE montrent clairement que les impacts de l’importante dépense publique entre 2020/2022 en Algérie est deux fois inférieure par rapport à des pays similaires pour les mêmes dépenses. Les restrictions aux importations sans régulation ont entraîné souvent une sous-utilisation des capacités des entreprises qui pour éviter la faillite ont augmenté les prix et bon nombre d’entreprises privées ont licencié une partie de leur personnel. Aussi il ne faut pas, dans ce contexte, verser dans l’euphorie en raison d’un excédent de la balance commerciale, de peu de significations lorsqu’il y a blocage de l’appareil productif : c’est comme un ménage qui restreint sa consommation,, il fait des économies mais au risque de tomber malade. L’Algérie, selon le rapport de l’OCDE, dépense deux fois plus pour avoir deux fois moins d’impact en référence aux pays similaires, renvoyant à la mauvaise allocation des ressources. Selon le Premier ministère, l’assainissement des entreprises publiques a coûté au Trésor public environ 250 milliards de dollars ces trente dernières années, et plus de 90% d’entre elles sont revenues à la case de départ, outre 40 milliards de dollars de réévaluation des projets d’investissement public, (certaines estimations donnant 70), ces dix dernières années, faute de maîtrise de la gestion des projets. Il y a aussi la politique salariale. Octroyer des salaires sans contrepartie productive entraînerait une dérive inflationniste à terme , qui pénaliserait les couches les plus défavorisées, l’inflation jouant comme redistribution au profit des revenus spéculatifs où d’ailleurs les couches moyennes tendent à rejoindre les couches pauvres du fait du nivellement par le bas. Nous assistons au phénomène égyptien, bon nombre de fonctionnaires et de cadres et techniciens à la retraite après les heures de travail s’adonnant à d’autres emplois dénotant la détérioration de leur pouvoir d’achat.

Faire le constat sur le terrain

Loin des bureaux climatisés de nos bureaucrates, il suffit d’aller sur le terrain pour constater pour la vente de bijoux, qu’il y a «déthésaurisation», une femme algérienne qui vend ses bijoux étant un signe de détresse. Plusieurs facteurs expliquent que les tensions sociales sont atténuées à court terme . Premièrement, l’Algérie n’est pas dans la situation de 1986, où les réserves de change étaient presque inexistantes. Deuxièmement, avec la crise du logement, le regroupement de la cellule familiale concerne une grande fraction de la population et les charges sont payées grâce au revenu familial global. Mais il faut faire attention : résoudre la crise du logement sans relancer la machine économique prépare à terme l’explosion sociale. Troisièmement, l’Etat a généralisé les subventions, non ciblées, où il est prévu dans la loi de finances 2023, plus de 5000 milliards de dinars de transferts sociaux et dans la loi de finances 2022, les subventions ont représenté un total de 17 milliards de dollars, concernant les carburants, l’électricité, l’eau, les aides au logement, à l’emploi et les principaux produits de première nécessité. Reconnaissons que la marge de manoeuvre du gouvernement est étroite, se trouvant face à un dilemme complexe : soit augmenter les salaires via la planche à billets ( financement non conventionnel) la théorie néo keynésienne de relance de la demande globale à travers l’émission monétaire, résolvant un problème à court terme mais amplifiant la crise à moyen terme, étant inappropriée, l’Algérie souffrant de rigidités structurelles (léthargie de l’appareil de production) avec le risque de se trouver, en face d’une spirale inflationniste incontrôlable comme au Venezuela, solution rejetée par le gouvernement, solution que les gouvernants passés ont utilisé et que l’actuel gouvernement a écarté. Les tensions sont amplifiées par la pression démographique galopante où la population algérienne a évolué ainsi : en 1960 l’Algérie comptait 11,27,millions d’habitants contre 14,69 millions en 1970 ; 19,47 millions en 1980 ; 26,24 millions en 1990 à 37,0 millions en 2010 ; 40,61 au 1er janvier 2016 au 1er 41,3 au 1er janvier 2018, 42,6 millions d’habitants au 1er janvier 2021, 45,6 au 1er janvier 2023 et d’ici 2030 selon l’ONS,de 51,026 millions. Selon l’hypothèse du rythme actuel de 2,4 enfants par femme d’ici à 2050 la population pour atteindra 65 millions d’habitants, données qui doivent être corrélées à l’espérance de vie.

Inflation mondiale

Le deuxième facteur est l’inflation mondiale qui touche la majorité des pays expliquant les vives tensions sociales de la majorité des pays, où selon le rapport du FMI de janvier 2023, , la croissance mondiale devrait ralentir de 3,4 % en 2022 à 2,9 % en 2023. Le relèvement des taux d’intérêt par les banques centrales pour juguler l’inflation et la guerre en Ukraine continuent de peser sur l’activité économique et l’inflation mondiale devrait passer de 8,8 % en 2022 à 6,6 % en 2023, mais continuera à dépasser les niveaux enregistrés avant la pandémie (2017–19) d’environ 3,5 %, ce qui se répercute sur l’économie algérienne dont l’économie est extériorisée via tant les exportations que les importations. La sécurité alimentaire mondiale étant posée, les prix des produits agricoles connaissent un niveau record et, selon la FAO, le prix des oléagineux a plus que doublé. La Russie et l’Ukraine représentent 30% des exportations mondiales de blé et d’orge. L’Ukraine est le 4e exportateur mondial de maïs, 5e de blé et le 3e d’orge. Elle détient des positions dominantes sur le marché mondial pour le tournesol, c’est-à-dire en huile, mais également en tourteaux, pour l’alimentation animale. Ainsi, une très grave crise alimentaire se profile du fait des tensions en Ukraine posant la problématique de la sécurité alimentaire de l’Algérie, pays semi-aride qui risque d’être frappé, comme tous les pays du monde, par l’impact de la crise économique et du réchauffement climatique. L’autosuffisance alimentaire n’existe nulle part dans le monde. Nous devons investir dans les créneaux à avantages comparatifs, la facture d’importation des produits alimentaires en Algérie a dépassé 10 milliards de dollars ces dernières années selon un rapport du premier ministère reprise par l’APS entre 2020/2021 et qu’en a été il pour 2022, les produits agricoles ayant connu une hausse en moyenne de 25/30% sur le marché mondial ? Les experts s’accordent à dire que l’on doit avoir des pluies pénétrantes abondantes indispensables au cycle des cultures notamment les céréales, impliquant de revoir la politique agricole et celle de l’eau qui deviendra de plus en plus rare. L’on devra penser, cela n’étant pas propre à l’Algérie, à un nouveau modèle de consommation de produits économisant l’eau. C’est que l’Algérie a produit (source APS) 4,1 millions de tonnes de blé pour la campagne 2021/2022, mais a importé durant la campagne céréalière 2021/2022 10,6 millions de tonnes de céréales, contre 13,1 millions de tonnes durant la campagne 2020/2021. Avec l’inflation mondiale, et cela n’est pas propre à l’Algérie mais à tous les pays dépendant de la rente des hydrocarbures, ce que l’on gagne d’un côté , on le perd de l’autre côté avec l’augmentation de la facture d’importation. 85% des besoins des ménages et des entreprises publiques et privées – dont le taux d’intégration ne dépasse pas 15% – provenant de l’extérieur.

Déficit budgétaire

Le troisième facteur est l’important déficit budgétaire et le dérapage du dinar officiel et sur le marché parallèle . Tout déficit budgétaire et c‘est une loi économique universelle est source d’inflation. Avec un prix de référence du baril de pétrole brut de 60 dollars pour 2023, et un prix de marché de 70 dollars , la loi de finances 2023 prévoit un déficit budgétaire pour l’année 2023 de 5.884,9 milliards de dinars pour un cours moyen de 137 dinars un dollar de e 43 milliards de dollars (-22,5% du produit intérieur brut), contre un déficit en 2022 de 4.092,3 mds de DA (-15,9 du PIB). Parallèlement, pour les produits importés , le dérapage du dinar accentue le processus inflationniste. Comme toute économie rentière la valeur du dinar est corrélé aux réserves de change ayant clôturé à 60 milliards de dollars fin 2022 et 63 milliards de dollars en février 2023 selon le gouverneur de la Banque d’Algérie, mais en s’en tenant au bilan de Sonatrach 2022 de l’évolution de la production physique entre 2021/2022 , relativement faible, à 90% de la hausse est dues à l’envolée des prix des hydrocarbures au niveau international. Le cours officiel du dinar (cours achat) est passé en 1970, à 4,94 dinars pour un dollar, à 5,03 dinars pour un dollar en 1980; en 1995 il était à 47,68 dinars pour un dollar, en 2015 à 100,46 dinars pour un dollar et 111,44 dinars pour un euro ; en 2019, il était à 119,36 dinars pour un dollar et 133,71 dinars pour un euro. En 2022 le taux de change nominal du dinar était à 140, 24 pour un dollar. Le 07 avril 2023, la cotation est de 148,1371 dinars pour un euro et de 135,6560 pour un dollar. Ce taux de change renchérit les importations en euros et en dollars. Concernant les cotations sur le marché parallèle de change, le taux de change du dinar algérien connaît une hausse face à l’euro où face au dollar américain, l’euro s’échangeait à plus de 22.400 dinars pour 100 euros à l’achat et 22.500 dinars à la vente et le cours de change du dollar nous avons 100 dollars qui sont cédés contre 20.800 dinars à l’achat et 21.100 dinars à la vente. La dépréciation officielle permet d’augmenter artificiellement la fiscalité des hydrocarbures (reconversion des exportations d’hydrocarbures en dinars) et la fiscalité ordinaire (via les importations tant en dollars qu’en euros convertis en dinar dévalué), cette dernière accentuant l’inflation des produits importés (équipements), matières premières, biens , montant accentué par la taxe douanière s’appliquant à la valeur du dinar, supportée, en fin de parcours, par le consommateur comme un impôt indirect, l’entreprise ne pouvant supporter ces mesures que si elle améliore sa productivité. L’effet d’anticipation d’une dévaluation rampante du dinar a un effet négatif sur les sphères économique et sociale.

Informel

Le quatrième facteur est le marché informel et la désorganisation des réseaux de distributions. La sphère informelle , qu’aucun gouvernement depuis l’indépendance politique n’a pu éradiquer car s’étant attaqué aux apparences de son extension et non pas à l’essence, la faiblesse de l’appareil productif au niveau de la sphère réelle , la faiblesse de l’offre de biens avec des pénuries. L’informel sert de soupape sociale à court terme, mais entrave le développement à moyen terme. Avec la déthésaurisation des ménages face à la détérioration de leur pouvoir d’achat, il y a accroissement des montants importants sur le marché, alimentant l’inflation. Pour se prémunir contre l’inflation , opérateurs privés et ménages placent leur capital-argent dans l’immobilier, des biens durables à forte demande comme les pièces détachées facilement stockables, l’achat d’or ou de devises fortes. Les prix des produits non subventionnés, s’alignent sur le cours du dinar sur le marché parallèle, amplifient l’inflation et s’étendent en période de crise. La masse monétaire en circulation hors banque selon le président de la République varie entre 6000 et 10 000 milliards de dinars, soit 33 et 45% du PIB, la différence s’expliquant par l’effritement du système d’information. Le gouvernement pour lutter contre la sphère informelle a décidé d’accélérer la numérisation et d’introduire la monnaie numérique, mais dans ce domaine beaucoup de pays ne sont qu’au stade de l’expérimentation. Selon la Banque d’Algérie, la numérisation des paiements devrait s’orienter vers l’adoption d’une forme numérique de monnaie dont elle assurera l’émission, la gestion et le contrôle sous le nom de dinar numérique algérien, mais ont doit préciser que les conditions de réussite d’une telle démarche sont la confiance tant des opérateurs que du citoyen, une refonte totale du système financier qui jusqu’à présent s’est cantonné comme simple guichet administratif et une tendance à la convertibilité du dinar. Mais l’on ne doit pas confondre la monnaie numérique avec les crypto-monnaies qui circulent sur Internet hors de toute institution bancaire, ne reposant pas sur un tiers de confiance, comme une banque centrale pour une monnaie, n’ayant pas d’autorité centrale d’émission ni de régulation, mais utilisant un système décentralisé pour enregistrer les transactions et émettre de nouvelles unités.

Surfacturation

Le cinquième facteur est la surfacturation via la corruption qui amplifie la hausse de prix supportée en fin de parcours par le consommateur. Sans compter les surfacturations des projets en dinars algériens, qui expliquent les surcoûts des projets avec des malfaçons surtout dans le BTPH, les importations en biens et services, selon le FMI ont été entre 2000/2021 de plus de 1050 milliards de dollars pour une exportation en devises de 1100 , le solde étant les réserves de change au 31/12/2021. Si on applique un taux de surfacturation de 10% nous aurons des transferts illicites de capitaux souvent dans des paradis fiscaux, en complicités avec certains fournisseurs étrangers, de 100 milliards de dollars et pour 15% 150 milliards de dollars, soit plus de deux fois les réserves de change actuel. Si on ajoute les surfacturations en dinars le montant pourrait doubler constituant une menace pour la sécurité nationale. C’est une des raisons qui explique que malgré toutes les dépenses en devises et en dinars, la croissance entre 2000/2022 a été dérisoire, moyenne de 2 à 3%, alors qu’elle aurait dû dépasser 8/9%, taux nécessaire pour absorber le flux additionnel de demandes d’emploi 350 000/400 000 par an qui s’ajoute au taux de chômage actuel, sous-estimé, incluant les emplois improductifs et les sureffectifs des administrations et des entreprises

En conclusion, contrairement à certaines déclarations utopiques de la maîtrise de l’inflation déconnectés de la réalité sociale , la population algérienne dont le niveau de consommation dépend fondamentalement de son revenu net , assiste à la détérioration de son pouvoir d’achat. La population de mange pas les chiffres brandis par les bureaucrates pour qui les marchés sont approvisionnés mais à les prix exorbitants s’invitent à sa table. Face aux nombreux scandales financiers pour éviter les tensions s’impose un sacrifice partagé. Que les hommes chargés de gérer la Cité donnent l’exemple, afin que les Algériens puissent avoir l’envie de construire ensemble leur pays. La structure des sociétés modernes s’est bâtie d’abord sur des valeurs et une morale qui a permis la création de richesses permanentes, comme nous l’ont enseigné les grands penseurs dont le grand sociologue Ibn Khaldoun qui, dans son cycle des civilisations, montre clairement que lorsque l’immoralité atteint les dirigeants qui gouvernent la Cité c’est la décadence de toute société.

A.M.

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