Disparition d’El Djouher Amhis Ouksel: La passeuse de mémoire littéraire algérienne s’en va
L’Algérie littéraire vient de perdre l’une de ses figures les plus emblématiques avec la disparition d’El Djouher Amhis Ouksel, décédée jeudi à son domicile algérois à l’âge vénérable de 97 ans.
Cette femme d’exception, née en 1928 au village d’Ath Yenni dans la wilaya de Tizi Ouzou, laisse derrière elle un héritage intellectuel considérable qui témoigne d’une vie entièrement dédiée à la transmission du savoir et à la valorisation de la littérature algérienne. Son inhumation vendredi après-midi au cimetière de Sidi Yahia à Alger, où sa dépouille fut « couverte de l’emblème national », a rassemblé une foule nombreuse venue rendre un dernier hommage à celle qui incarnait la mémoire vivante des lettres algériennes.
El Djouher Amhis Ouksel avait tracé un « parcours atypique, jalonné de succès et de réussites, tant sur le plan de l’enseignement et la formation que celui de l’enrichissement du patrimoine culturel et littéraire algérien ». Sa trajectoire professionnelle illustre parfaitement l’évolution de l’école algérienne post-indépendance. Débutant sa carrière dans l’enseignement avec une passion communicative, elle gravit progressivement les échelons de l’éducation nationale jusqu’à sa promotion en 1968 au poste d’inspectrice, fonction qu’elle occupa avec distinction jusqu’à sa retraite en 1983. Cette décennie d’inspection pédagogique lui permit d’observer et d’accompagner les mutations profondes du système éducatif algérien, tout en développant une vision globale des enjeux de la transmission culturelle.
Loin de se contenter d’une retraite paisible, El Djouher Amhis Ouksel entama alors le chapitre le plus fécond de son existence intellectuelle. Elle « s’était consacrée pleinement à l’écriture et à la promotion de la lecture, mettant à la portée de la jeunesse les grands textes de la littérature algérienne ». Cette mission qu’elle s’assigna révélait une conscience aiguë des défis auxquels était confrontée la transmission littéraire dans une société en mutation rapide. Comprenant que l’accès direct aux œuvres majeures pouvait intimider les jeunes lecteurs, elle développa une approche pédagogique innovante qui allait marquer durablement le paysage littéraire algérien.
« La doyenne des écrivains algériens francophones a publié une série d’ouvrages qu’elle a intitulé, ‘Lectures’ dans laquelle elle expose des résumés substantiels de grandes œuvres écrites par des plumes de renom, avec une rhétorique littéraire destinée à inciter les jeunes lecteurs à consulter l’œuvre originale et approfondir l’élan de leur envie de savoir plus ». Cette collection « Lectures » constitue probablement l’apport le plus significatif d’El Djouher Amhis Ouksel à la culture algérienne contemporaine. En proposant des synthèses éclairées plutôt que de simples résumés, elle créait un pont entre les chefs-d’œuvre de la littérature nationale et une génération souvent découragée par l’ampleur ou la complexité de certaines œuvres fondatrices.
« Professeure, pédagogue et éminente éducatrice, El Djouher Amhis-Ouksel, a notamment proposé à la jeunesse dans ses ‘Lectures’ les oeuvres de grands auteurs algériens comme Assia Djebar, Taos Amrouche, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Malek Ourey, Abdelhamid Benhadouga, Rachid Mimouni, ou encore Tahar Djaout et Kateb Yacine ». Ce panthéon littéraire qu’elle choisit de présenter révèle sa vision panoramique de la littérature algérienne d’expression française, embrassant plusieurs générations d’écrivains et diverses sensibilités esthétiques. En incluant des figures aussi diverses que la pionnière Taos Amrouche, le chroniqueur social Mouloud Feraoun, l’expérimentateur Kateb Yacine ou la féministe Assia Djebar, elle offrait aux lecteurs une cartographie complète de l’imaginaire littéraire national. La reconnaissance de son travail exceptionnel ne s’est pas fait attendre de son vivant. « Plusieurs hommages avaient été rendus à la défunte, à l’instar du documentaire sorti en 2016, ‘El Djouher Amhis, une femme d’exception’ ou le clip sorti deux années plus tard ‘El Djouher’ du poète et artiste polyvalent Rachid Rezagui ». Ces créations artistiques témoignent de l’impact transgénérationnel de son œuvre, inspirant cinéastes et poètes contemporains. Plus récemment, « à la fin de l’année 2024, dans son village natal d’Ath Yenni les élus locaux, ainsi que plusieurs hommes et femmes de lettres, des poètes, des romanciers, des artistes et des représentants d’associations culturelles, à l’instar des ‘Amis de la Rampe Louni-Arezki’ de la Casbah d’Alger, lui ont également rendu hommage ». Cette célébration dans son terroir d’origine soulignait l’attachement profond qu’elle conservait à ses racines kabyles tout en rayonnant sur l’ensemble de la scène culturelle nationale.
Ses obsèques ont pris une dimension symbolique forte, rassemblant notamment « le secrétaire général du Haut commissariat à l’Amazighité, M. Si El Hachemi Assad et le président de l’APC d’Ath Yenni (village natal de la défunte), M. Abdellah Djennane, qui sont venus assister à l’enterrement d’une femme de lettres exceptionnelle ». Cette présence institutionnelle souligne la reconnaissance officielle de son apport à la culture algérienne, tandis que la foule venue l’accompagner témoigne de l’affection populaire qu’elle suscitait.
El Djouher Amhis Ouksel incarnait parfaitement cette génération de femmes algériennes qui, ayant vécu l’indépendance, consacrèrent leur existence à la construction intellectuelle du pays. Son œuvre de médiatrice littéraire demeurera comme un modèle de transmission culturelle, démontrant qu’il est possible de rendre accessible la haute littérature sans la dénaturer. En choisissant de faire découvrir plutôt que d’imposer, d’éclairer plutôt que de simplifier, elle a ouvert des chemins de lecture qui continueront longtemps encore à guider les jeunes générations vers les trésors de la littérature algérienne.
Mohand Seghir