Lakhdar Brahimi : « Israël pénètre et s’installe au Maroc »
Le diplomate algérien rejette l’idée que l’Algérie bloque l’UMA et alerte sur les conséquences de la normalisation marocaine avec l’entité sioniste.
À 92 ans, l’ancien ministre des Affaires étrangères et médiateur onusien Lakhdar Brahimi rejette catégoriquement l’idée selon laquelle l’Algérie constituerait un obstacle à la construction maghrébine. Dans un entretien accordé dimanche à la chaîne Global Africa Telesud, le diplomate chevronné pointe du doigt la normalisation du Maroc avec l’entité sioniste comme un facteur aggravant la paralysie de l’Union du Maghreb arabe, affirmant sans détour qu' »Israël pénètre le Maroc et s’installe » dans le royaume. Face au journaliste qui prétendait que « le Maroc semble bouger et acquérir des relais tandis que l’Algérie apparaît comme un verrou stoppant la marche du Maghreb », Lakhdar Brahimi a réagi fermement. « Non, je ne suis pas d’accord. Vous savez, les Marocains, les jeunes et moins jeunes, manifestent presque tous les jours contre Israël. Je crois qu’Israël, ce n’est pas exagéré de le dire, pénètre le Maroc et s’installe au Maroc », a-t-il déclaré, soulignant le décalage entre les aspirations du peuple marocain et les choix de son régime. Lorsque le journaliste a estimé qu’il s’agissait d’un choix assumé par le pouvoir marocain, le diplomate algérien a lancé une interrogation lourde de sens : « Oui, c’est un choix fait par le pouvoir. Mais est-ce que c’est un choix bon pour le Maghreb ? Est-ce que c’est un choix qui facilite le Maghreb ou au contraire complique la situation ? » Cette question rhétorique résume les faits sur les obstacles réels à la construction maghrébine, bien loin du narratif mensonger marocain qui fait de l’Algérie le principal responsable du blocage.
Revenant sur l’état de l’Union du Maghreb arabe, paralysée depuis 1994 suite à la fermeture par Rabat de la frontière algéro-marocaine après l’attentat de Marrakech, Lakhdar Brahimi dresse un constat lucide. « Le Maghreb ? Je ne dirais pas qu’il a pris un départ, un faux départ. Les trois principaux pays du Maghreb, notamment la Tunisie, l’Algérie et le Maroc, qui sont le cœur, n’ont pas su s’organiser », a-t-il estimé. Le vétéran de la diplomatie internationale refuse d’ailleurs les simplifications hâtives. « Là encore, vous savez, notre génération n’a pas réussi. Je crois que maintenant c’est un peu trop facile de dire : le Maroc fonctionne bien, mais l’Algérie et la Tunisie ne fonctionnent pas. Il y a des problèmes très sérieux dans chacun des trois pays et entre les trois pays », constate-t-il avec l’honnêteté qui caractérise ses analyses. Sur la question de savoir qui bloque les relations euro-maghrébines, il préfère la modestie à l’arrogance : « Je ne sais pas qui est responsable du blocage de la coopération euro-maghrébine. En tant que diplomates, durant la période où j’étais ministre des Affaires étrangères, on a essayé de faire fonctionner un petit peu cette relation. »
Éloigné des affaires depuis des années, Lakhdar Brahimi refuse de jouer les donneurs de leçons. « Je suis très loin des affaires, je ne vais pas donner de leçons à qui que ce soit. Je constate comme vous que la machine est grippée. Je sais qu’il y a beaucoup de gens dans chacun des trois pays qui s’emploient à dégripper le système. J’espère qu’ils vont réussir », dit-il simplement, gardant un optimisme mesuré malgré trois décennies de blocage.
Au-delà du Maghreb, l’ancien émissaire spécial de l’ONU en Irak, en Afghanistan, au Liban et en Syrie porte un regard pénétrant sur les bouleversements géopolitiques actuels. « Il y a trois ou quatre ans, j’étais extrêmement pessimiste. Je craignais sérieusement qu’il y ait une guerre mondiale. Depuis, je me suis rassuré car je me suis rendu compte que les principaux protagonistes d’un éventuel conflit mondial, les États-Unis, la Chine, la Russie, ne veulent pas une guerre », observe-t-il avant de nuancer : « Ça ne veut pas dire qu’ils ont choisi la coopération, l’ouverture les uns vers les autres et vers le reste du monde. »
Ghaza est le point focal de la crise mondiale
Sur l’ordre international post-guerre froide, il suggère que l’hégémonie américaine n’était qu’une phase transitoire. « Ce qu’on a appelé le siècle américain était en réalité une période de transition. Maintenant, on sait : il n’y a pas un pôle hégémonique, ni deux, ni trois, mais une sorte de multipolarité qui n’a pas encore pris une forme précise », analyse-t-il. Mais le retour de Donald Trump à la Maison Blanche l’inquiète profondément. « Il était permis de dire que la période de Trump allait être une petite transition. Mais il a vraiment bouleversé le monde. Les trois ans qui suivent, il y a des raisons de craindre pour la stabilité du monde, surtout pour la prévisibilité des relations internationales », redoute-t-il.
Pour Lakhdar Brahimi, Ghaza représente aujourd’hui le point focal de la crise mondiale. « Je crois que la situation la plus importante, le point de fixation central à l’heure actuelle, c’est un tout petit territoire : Ghaza. Les événements qui s’y sont déroulés sont horribles. Il y a un génocide qui dit son nom, qui est reconnu par tout le monde, y compris par ceux qui en sont responsables, même s’ils ne le disent pas », affirme-t-il avec force. Il dénonce l’hypocrisie occidentale : « Les Occidentaux ont renoncé à pratiquement tout ce qu’ils disaient, tout ce qu’ils voulaient être : les droits de l’homme. Au Rwanda en 1994, les États-Unis avaient très peur que l’ONU dise qu’il y avait un génocide. Là, ils sont en train d’armer et de payer les génocidaires. » Malgré ce tableau sombre, le diplomate voit une évolution positive : « Le soutien dont jouissent les Palestiniens et Ghaza, c’est quelque chose de nouveau qui ne va pas partir. » Quant à l’ONU, critiquée pour son inefficacité face à Ghaza et son absence en Ukraine, elle demeure « indispensable » à ses yeux, même si les États-Unis sous Trump « négligent les Nations unies, utilisent le veto à chaque fois qu’il y a une tentative de trouver une solution, en particulier pour le problème du Moyen-Orient ».
Sur l’art de la négociation qu’il a pratiqué pendant vingt ans au service de l’ONU, Lakhdar Brahimi reste humble : « On a réussi une ou deux fois, on a échoué beaucoup de fois. » Son enseignement principal : « Aucune crise ne ressemble à l’autre. Il faut donc approcher chaque crise de manière totalement différente et s’adapter à l’évolution permanente », rappelant ce principe cardinal : « Il appartient aux peuples de régler leurs problèmes eux-mêmes. On est là pour les aider, on ne les règle pas à leur place. »
Hocine Fadheli

