Ces comportements économiques induits par la pandémie
Par Anu Madgavkar et Jaana Remes
Lorsque le covid-19 est survenu, les entreprises, travailleurs et consommateurs ont dû s’adapter rapidement pour continuer d’opérer dans le cadre des contraintes imposées par la pandémie.
Les vaccins permettant désormais un retour à des activités plus « normales », au moins dans certains pays, la mesure dans laquelle ces changements perdureront constitue l’une des plus grandes questions actuelles pour les entreprises.
D’après nos recherches, la persistance des changements comportementaux induits par la pandémie dépendra d’une combinaison alliant décisions des entreprises et politiques publiques, qui en retour déterminera les choix des consommateurs et travailleurs. Ces facteurs ne concourent pas toujours à consolider les préférences des consommateurs. Plusieurs sondages indiquent par exemple que 30 à 50 % des consommateurs préfèrent acheter des produits durables. Or, ces produits représentent généralement moins de 5 % des ventes globales, notamment parce que les entreprises les facturent plus cher, et que les États n’appliquent pas d’incitations pour de tels achats.
Par opposition, le bouleversement mondial provoqué par le covid-19 a créé un climat dans lequel certains changements dans les comportements des consommateurs ont eu pour écho plusieurs évolutions dans le fonctionnement des entreprises et les réglementations publiques. Nombre de ces comportements ont en réalité accéléré des pratiques envisagées avant la pandémie, mais qui n’avaient pas connu de dynamique en raison de considérations de coûts ou d’un large scepticisme. En créant l’opportunité de les expérimenter, le virus a rendu la valeur de ces pratiques beaucoup plus apparente.
Les progrès en matière de technologies numériques ont par ailleurs contribué à créer un vaste écosystème en soutien de ces évolutions comportementales. Certaines entreprises ont combiné pour la première fois la vidéoconférence avec des technologies de réalité augmentée, pour permettre aux techniciens d’un site donné de réparer des machines sur un autre. D’autres entreprises ont augmenté leurs investissements dans le traitement robotisé, transformant ainsi la gestion des tâches administratives quotidiennes. Il faut s’attendre à ce que la commodité et les économies de coûts offertes par l’utilisation de ces outils favorisent la persistance du télétravail, et réduise les déplacements professionnels, entre autres pratiques nouvelles.
Pour déterminer si ces évolutions induites par la pandémie perdureront, nous avons examiné un large ensemble de comportements. Nous avons appliqué à chaque comportement un « test de persistance », en tenant compte des préférences des consommateurs et travailleurs, ainsi que des démarches des entreprises – notamment les innovations permises par les outils numériques – et des politiques publiques.
Prenons le cas des achats sur Internet. Nombre des consommateurs qui ont par nécessité commencé à faire leurs courses alimentaires en ligne durant la pandémie ont trouvé cette solution fort pratique. Dans le même temps, les distributeurs ont développé leurs investissements en ligne, en créant davantage de choix de produits et de livraison pour les consommateurs, notamment le click-and-collect pour les non adeptes des frais de livraison. L’augmentation du nombre d’utilisateurs s’est jusqu’à présent maintenue. Les changements de réglementation politique ont par ailleurs soutenu la consommation en ligne. Le gouvernement américain a par exemple assoupli les restrictions concernant les lieux d’utilisation possible des chèques d’aide alimentaire, un infime ajustement qui a conféré davantage de commodité, et bénéficié à l’activité économique.
D’autres comportements nouveaux pourraient ne pas durer, si les outils numériques et les pratiques de marché ne s’adaptent pas suffisamment pour offrir une meilleure expérience utilisateur. L’instruction en ligne, en particulier pour les plus jeunes, est ainsi vouée à reculer. L’expérience souvent peu satisfaisante des élèves, enseignants et parents concernant l’apprentissage à distance, notamment au sein des foyers manquant d’outils numériques ou d’une connectivité adéquate, suggère que l’éducation à distance ne devrait perdurer qu’ici et là, principalement dans l’enseignement supérieur et la formation professionnelle.
La continuité des nouvelles habitudes de dépenses se trouve renforcée par les investissements d’anticipation effectués par les citoyens dans de nouveaux modèles de consommation. Les consommateurs adeptes du « home nesting » durant la pandémie ont par exemple investi significativement dans les meubles, les produits durables, les jeux et les équipements de sport. Ils continueront probablement de consacrer davantage de temps à des activités à la maison de type cuisine et séries télévisées sur leurs téléviseurs grand écran achetés lorsqu’ils étaient enfermés à l’intérieur.
Une tendance comparable en termes de persistance concerne les travailleurs. Pour certains, le travail à la maison durant la pandémie a assouvi un désir de longue date autour d’une plus grande souplesse et liberté dans leurs déplacements, entre autres avantages. Dans un récent sondage mené par McKinsey, portant sur 5.000 employés à temps plein dans neuf pays, 52 % des répondants ont affirmé souhaiter à l’avenir un fonctionnement de travail à distance hybride, soit une augmentation de 22 points de pourcentage par rapport à l’avant-pandémie, et 11 % ont dit préférer purement et simplement un fonctionnement de travail uniquement à distance. Notre analyse relative à 2.000 activités dans plus de 800 professions suggère que pas moins d’un quart des travailleurs dans les pays développés pourraient travailler à distance 3 à 5 jours par semaine sans aucune perte de productivité. Dans certains secteurs, les employeurs s’interrogent par conséquent sur le nombre de jours de télétravail à accorder.
Si ces changements dans les modèles de travail et de consommation venaient à se pérenniser, ils pourraient entraîner des retombées sur d’autres comportements. Nous nous attendons par exemple à ce que les vols touristiques renouent à moyen terme avec leurs niveaux de croissance prépandémique. Les prix des billets d’avion et des chambres d’hôtel ont d’ores et déjà commencé à augmenter, de nombreuses destinations ayant assoupli les restrictions relatives au covid-19, et les consommateurs étant de plus en plus nombreux à rechercher en ligne un lieu pour leurs vacances.
En revanche, l’impact à plus long terme du covid-19 sur le secteur des voyages semble moins évident. Auparavant, le haut niveau de prix des billets d’avion pour déplacements professionnels compensait le plus faible niveau de prix des vols de loisirs, et élargissait le choix des destinations. Or, si le développement du télétravail et des outils de collaboration numérique réduisait la demande en voyages professionnels, le secteur des loisirs pourrait ne plus bénéficier de cette compensation.
Les changements comportementaux qui perdureront après la pandémie offriront de nouvelles opportunités d’affaires aux entreprises qui évalueront avec soin les préférences des consommateurs, les changements connexes dans les pratiques des secteurs, les décisions de la concurrence, ainsi que les politiques et réglementations publiques. D’après nos recherches, la croissance annuelle moyenne de la productivité pourrait augmenter d’environ un point de pourcentage jusqu’en 2024 si les tendances évoquées venaient à perdurer.
Les dirigeants politiques peuvent aider le monde à saisir cette opportunité, en développant et en améliorant les infrastructures numériques, tout en veillant à ce que tous les consommateurs, travailleurs et entreprises y aient accès. À condition que ces bienfaits soient généralisés, les gains potentiels de productivité pourraient conduire une reprise solide et équitable.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Copyright: Project Syndicate, 2021.
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Anu Madgavkar est associée au McKinsey Global Institute, basée à Bombay. Jaana Remes est associée au McKinsey Global Institute, basée à San Francisco.