Débats

Où est passé l’argent ?

Par Robert Skidelsky

Robert Skidelsky, membre de la Chambre des Lords britannique, est professeur émérite d’économie politique à l’Université de Warwick. L’auteur d’une biographie en trois volumes de John Maynard Keynes, il a commencé sa carrière politique dans le parti travailliste, est devenu le porte-parole du parti conservateur pour les affaires du Trésor à la Chambre des Lords.

Alors que l’on évoque souvent l’éventuelle interruption voire inversion de l’assouplissement quantitatif, une question n’est presque jamais soulevée : pourquoi les quantités massives d’achats d’obligations par les banques centrales en Europe et aux États-Unis depuis 2009 ont-elles eu si peu d’effet sur le niveau général des prix ?

Entre 2009 et 2019, la Banque d’Angleterre a injecté 425 milliards de livres sterling (588 milliards de dollars) – soit environ 22,5 % du PIB du Royaume-Uni en 2012 – dans l’économie britannique. Cette mesure visait à faire augmenter l’inflation jusqu’à l’objectif à moyen terme fixé par la BOE de 2 %, contre un minimum de 1,1 % en 2009. Mais après dix ans d’assouplissement quantitatif, l’inflation était inférieure à son niveau de 2009, malgré le fait que les prix de l’immobilier et du marché boursier étaient en plein essor, et que la croissance du PIB n’avait pas retrouvé son taux tendanciel d’avant la crise.

Depuis le début de la pandémie de Covid-19 en mars 2020, la BOE a acheté 450 milliards de livres supplémentaires d’obligations d’État britanniques, ce qui porte le total à 875 milliards de livres sterling, soit 40 % du PIB actuel. On ne connait pas encore à ce jour les effets de ce deuxième cycle d’assouplissement quantitatif sur l’inflation et la production. Mais le prix des actifs a encore fortement augmenté.

Une généralisation plausible est que l’augmentation de la quantité de monnaie par l’assouplissement quantitatif entraine une forte hausse temporaire des prix de l’immobilier et des titres financiers, ce qui profite grandement aux détenteurs d’actifs de ce type. Une faible partie de cette richesse accrue est destinée à l’économie réelle, mais la plupart circule simplement dans le système financier.

L’argument keynésien standard, dérivé de la théorie générale de John Maynard Keynes, est que tout effondrement économique, quelle qu’en soit la cause, conduit à une forte augmentation de la thésaurisation. L’argent circule dans les réserves et l’épargne augmente, tandis que les dépenses diminuent. C’est pour cette raison que Keynes a fait valoir que la relance économique après une débâcle financière doit faire l’objet d’une politique budgétaire plutôt que monétaire. Le gouvernement doit être le « payeur de dernier recours » pour s’assurer que de nouveaux fonds soient utilisés dans la production au lieu d’être thésaurisés.

Mais dans son ouvrage UnTraité sur la monnaie,Keynes a présenté une description plus réaliste fondée sur la « demande spéculative de monnaie ». Lors d’une forte récession économique, a-t-il soutenu, la monnaie n’est pas nécessairement thésaurisée, mais passe d’une circulation « industrielle » à une circulation « financière ». La monnaie en circulation industrielle soutient les processus normaux découlant de la production, mais dans la circulation financière, elle est utilisée pour « l’activité de détention et d’échange de titres existants vers la richesse, notamment les opérations boursières et les transactions du marché monétaire ». Une dépression est marquée par un transfert de monnaie de la circulation industrielle vers la circulation financière – de l’investissement vers la spéculation.

Ainsi, la raison pour laquelle l’assouplissement quantitatif n’a guère eu d’effet sur le niveau général des prix vient peut-être du fait qu’une grande partie de la nouvelle monnaie a alimenté la spéculation sur les actifs, en créant ainsi des bulles financières, tandis que les prix et la production dans leur ensemble sont restés stables.

Une conséquence de cela est que l’assouplissement quantitatif déclenche ses propres cycles d’expansion et de récession. Contrairement aux keynésiens orthodoxes, qui pensaient que les crises étaient provoquées par un choc externe, l’économiste Hyman Minsky pensait que le système économique pouvait générer des chocs par sa propre dynamique interne. Selon M. Minsky, les prêts bancaires passent par trois étapes dégénératives, qu’il a baptisées « hedge », spéculation et Ponzi. Dans la première, le revenu de l’emprunteur doit être suffisant pour rembourser à la fois le capital et les intérêts d’un prêt. Dans la deuxième, il doit être suffisamment conséquent pour satisfaire uniquement les paiements d’intérêts. Et dans la dernière, la finance devient simplement un pari sur le fait que le prix des actifs augmentera suffisamment pour couvrir les prêts. Lorsque l’inévitable inversion du prix des actifs produit un krach, l’augmentation de la richesse en papier disparaît, entraînant l’économie réelle dans son sillage.

Minsky considère donc l’assouplissement quantitatif comme un exemple d’instabilité financière créée par l’État. Aujourd’hui, il existe déjà des signes évidents d’excès du marché hypothécaire. Les prix de l’immobilier britannique ont augmenté de 10,2 % durant l’année jusqu’en mars 2021, le taux de croissance le plus élevé depuis août 2007, tandis que les indices de surévaluation du marché immobilier américain sont au « rouge vif clignotant ». En outre, une étude économétrique (encore non publiée) de Sandhya Krishnan de la Desai Academy of Economics de Mumbai, ne montre aucune relation entre les prix des actifs et les prix des marchandises au Royaume-Uni et aux États-Unis entre 2000 et 2016.

Il n’est donc pas surprenant que, dans ses prévisions de février 2021, le Comité de politique monétaire de la BOE ait estimé qu’il y avait une chance sur trois que l’inflation britannique chute en dessous de 0 % ou dépasse 4 % dans les années à venir. Cette fourchette relativement large reflète en partie l’incertitude quant à l’évolution future de la pandémie, mais également une incertitude plus fondamentale quant aux effets de l’assouplissement quantitatif lui-même.

Dans le roman futuriste de Margaret Atwood de 2003 Oryx and Crake, HelthWyzer, un centre de développement de médicaments qui fabrique des comprimés de vitamines de luxe, insère un virus au hasard dans ses comprimés, espérant tirer profit de la vente des comprimés et de l’antidote qu’il a mis au point pour le virus. Le meilleur type de maladies « d’un point de vue entrepreneurial, explique Crake, un savant fou, seraient celles qui causent des maladies chroniques […] le patient serait soit en bonne santé, soit en train de mourir juste avant d’avoir dépensé tout son argent. C’est un calcul très subtil. »

Avec l’assouplissement quantitatif, nous avons inventé un médicament étonnant qui guérit les maladies macroéconomiques qu’il provoque. C’est pourquoi les délibérations sur le moment adéquat pour son retrait sont des « calculs très subtils » du même type.

Mais l’antidote nous regarde droit dans les yeux. Tout d’abord, les gouvernements doivent abandonner la fiction selon laquelle les banques centrales créent de la monnaie indépendamment du gouvernement. Deuxièmement, ils doivent eux-mêmes dépenser l’argent créé à leur demande. Par exemple, les gouvernements ne devraient pas thésauriser les fonds qui devraient être retirés à mesure que l’activité économique reprend, mais plutôt les utiliser pour créer des emplois dans le secteur public.

Cela permettrait une reprise sans création d’instabilité financière. C’est la seule façon de nous sevrer de notre dépendance à un assouplissement quantitatif qui dure depuis déjà une décennie.

Copyright: Project Syndicate, 2021.

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