Tebboune, Macron et … Bouteflika : Le sens du vent et celui de l’Histoire
Par Yazid Ben Hounet
Chercheur au CNRS, Laboratoire d’Anthropologie Sociale
(CNRS-EHESS-Collège de France)
Emmanuel Macron est venu au mois d’août en Algérie. Elisabeth Borne vient d’en partir. Il n’y pas si longtemps de cela, le « journal de référence » français – Le Monde – multipliait les éditos sur l’impasse algérienne(1). Il aura donc suffi d’une seule année pour que le réel vienne contredire la fable médiatique et pour que les plus hautes autorités françaises retrouvent – comme bien d’autres – le chemin du pèlerinage à Alger : la Mecque des révolutionnaires… et du gaz.
Au lendemain de la visite d’Emmanuel Macron, j’ai demandé à un ami son avis sur la déclaration signée à Alger(2). La réponse fut lapidaire : « du vent ». Et, à vrai dire, on lui donnerait raison quand on considère ce que sont advenues les belles déclarations précédentes, celle de 2003 (signée par Jacques Chirac et Abdelaziz Bouteflika) (3) et celle de 2012 (signée par François Hollande et l’ombre d’Abdelaziz Bouteflika) (4). Toutefois, une fois mises de côté les belles promesses, ces documents constituent en soi des éléments d’appréciation des rapports politiques du moment. Du vent, certes… mais néanmoins des documents qui indiquent le sens du vent.
Prenons un exemple qui intéresse le chercheur en sciences sociales que je suis : l’annonce d’une mise en place d’une « commission conjointe d’historiens français et algériens chargée de travailler sur l’ensemble de leurs archives de la période coloniale et de la guerre d’indépendance. Ce travail scientifique a vocation à aborder toutes les questions, y compris celles concernant l’ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens, ainsi que celles des essais nucléaires et des disparus, dans le respect de toutes les mémoires. Ses travaux feront l’objet d’évaluations régulières sur une base semestrielle ».
Plusieurs collègues historiens, en Algérie comme en France, ont remarqué que c’était là un juste retour à la raison – « que l’histoire doit être faite par les historiens et non pas par les hommes politiques » (Amar Mohand-Amer, 26 août 2022) (5) – et que pour l’essentiel « les historiens ont déjà travaillé » (Fabrice Riceputi, 30 août 2022)(6). Dans les débats des historiens, c’est encore Noureddine Amara qui aura la formule la plus percutante (et sans doute la plus juste) en qualifiant cette annonce de « transaction diplomatique » (El Moudjahid, 9 octobre 2022).
Pour ma part, je l’analyse comme un fait politique. Pour peu que l’on regarde un peu en arrière et que l’on fasse la généalogie de cette « transaction diplomatique » algéro-française sur la question de l’histoire, le premier moment fondateur fut le discours d’Abdelaziz Bouteflika à l’Assemblée Nationale française, le 14 juin 2000. Il y exhortait les élus, ministres et, par-delà, la France, à sortir « des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom » et plus largement à sortir du déni du colonialisme. On sait ce qu’il advint, en France, par la suite : instauration de la loi réactionnaire et idéologique du 23 février 2005 (7).
Si le monde politique français avait été rationnel – tout au moins du point de vue du rapport à l’histoire – l’annonce, concernant la mise en place d’une commission conjointe d’historiens français et algériens, aurait dû logiquement suivre le discours remarquable d’Abdelaziz Bouteflika, du 14 juin 2000. Mais, la représentation nationale française ne le voulait pas.
Abdelmadjid Tebboune est, sans aucun doute, l’une des personnes les mieux informées de cette triste réalité, de cette « occasion avortée » et « torpillée », en France, puisqu’il accompagnait lui-même Abdelaziz Bouteflika, en cette journée du 14 juin 2000.
L’annonce de la mise en place d’une « commission conjointe d’historiens français et algériens » est un fait politique, donc, qui d’une part enterre le rapport Stora et d’autre part énonce que le discours officiel sur la guerre de libération nationale et la colonisation doit, dorénavant, en particulier en France, prendre en compte le point de vue algérien. L’avenir nous dira si ce fait politique – qui indique le sens du vent actuel – débouchera, ou non, sur quelques avancées non pas s’agissant de l’histoire mais des rapports officiels à l’histoire.
Quant à l’Histoire, avec un grand H, on portera déjà au crédit d’Abdelmadjid Tebboune, et de l’Algérie, la rencontre historique du 5 juillet 2022, entre le président palestinien Mahmoud Abbas et le chef du bureau politique du mouvement de résistance (Hamas), Ismail Haniyeh, ainsi que la Déclaration d’Alger, signée par tous les mouvements palestiniens, ce 13 octobre 2022 (8). Pour peu que l’on regarde un peu en arrière et que l’on fasse la généalogie de cet événement historique on tombera, sans aucun doute, sur un autre moment fondateur : l’invitation de Yasser Arafat, à l’ONU, en 1974, par le président de la 29eme session de l’Assemblée générale des Nations Unies. Un certain Abdelaziz Bouteflika.
Histoire industrielle et économique algérienne
Maâmar Farah voit sans doute à juste titre quelque chose de Boumediene chez Tebboune. Il s’est réjoui du lancement de l’exploitation de la mine de Gara Djebilet – qui constitue aussi un événement marquant de l’histoire industrielle et économique du pays. En regardant un peu en arrière et en faisant la généalogie de ce projet, on tombe sur un texte de loi datant du vendredi 15 juin 1973 (9). Côté algérien, il est signé par Boumediene… et Bouteflika. Encore lui.
Ma petite histoire vue de la wilaya de Naama
Abdelmadjid Tebboune est, selon les biographies autorisées, natif de Mecheria, dans l’actuel wilaya de Naâma (Mecheria est située à près de 40 km de Naama). Sa famille serait originaire de la commune de Boussemghoun. Le qsar de cette commune est sans aucun doute le plus grand et le mieux conservé des Monts des Ksour. Cette région est l’un des creusets de l’histoire algérienne, un monde arabophone et berbérophone (qsûr) depuis des siècles – une petite Algérie donc –, un espace de coexistence, à la fois ouvert, au Nord, sur les Hauts Plateaux, puis le Tell, et au Sud, sur le Sahara et ses profondeurs africaines ; un haut lieu de la résistance contre le colonialisme (révoltes des Awlâd Sidi Shaykh et du Shaykh Bû ‘mama).
C’est dans la wilaya de Naama que j’ai vu (en 2004), pour la seule fois de ma vie, Abdelaziz Bouteflika, et cela à l’occasion d’un meeting. Je reprends ici un passage de ma thèse, soutenue en 2006, publiée en 2009 :
« Début avril 2004, j’assistais au discours du président Bouteflika à Naama, dans le cadre de sa campagne électorale. Dans ce discours, plusieurs clins d’oeil furent lancés aux nostalgiques du Parti du Peuple Algérien, aux travailleurs, à la jeunesse. Il s’agissait d’un discours se voulant avant tout unitaire. De tels discours de campagne sont repris à la télévision nationale et dans la presse et s’adressent en fin de compte à l’ensemble de la population nationale. C’est cependant autour des discours que les rapports entre les populations locales et le président se donnent le plus volontiers à voir. Avant même l’arrivée du président, un ensemble de personnes se succéda pour faire l’apologie de Bouteflika. On répéta plusieurs fois qu’il s’agissait d’un ancien combattant, d’un fin politicien, d’un homme proche des zawiya. C’est probablement le terme mûjahad précédant à chaque fois le nom du président (« al mûjahad Abdelaziz Bouteflika ») qui revenait le plus souvent. C’est la personnalité, plus que le programme politique, que l’on valorisait. Lorsque le président fit son entrée tonitruante et énergique, il embrassa un ancien combattant, membre de la confédération des Hmiyan qui se trouvait au premier rang, avant d’accéder à la scène. C’était l’un de ses compagnons de guerre. Mais cette théâtralisation se voulait bienentendue très symbolique. C’est l’ethos tribal que le président embrassait. Il affirmait par là même sa proximité avec les populations locales par le biais d’un notable respecté de la région : un ancien combattant peu suspect de manoeuvres politiciennes car il s’agissait d’un retraité (qui n’évoluait plus dans les sphères politiques). Par cet acte fort le président affirmait aussi son statut de mûjahad de manière très concrète. Par ce geste il disait : « je suis un ancien combattant et pour preuve j’ai été compagnon de guerre de l’une des personnes que vous respectez ».
Quelques jours auparavant, avait eu lieu à Ain Sefra, un meeting de soutien à Bouteflika. Les intervenants, élus et hommes politiques de la région, ne parlèrent pas du programme présidentiel, mais de l’homme, de son parcours, de sa stature. Ils mirent ainsi en avant le fait qu’il fut un mûjahad, qu’il fut proche d’Arafat (10) et qu’il était respectueux des valeurs de l’islam et des zawiya. Ils soulignèrent aussi le fait qu’il était un homme de paix et qu’il avait beaucoup de relations avec les autres chefs d’État. C’est en définitive plus la personne et la légitimité charismatique que l’ethos tribal valorise. La légitimité constitutionnelle n’est pas inexistante mais elle n’est que secondaire au niveau des représentations. Une personnalité politique n’apparaît entièrement légitime que lorsqu’elle aura fait montre de charisme et d’énergie – la légitimité ne découlant pas obligatoirement de sa fonction » (11).
Pour la petite histoire, cette même année (2004), plusieurs semaines avant ce meeting, le journaliste Mohamed Benchicou publiait son pamphlet – Bouteflika, une imposture algérienne – en Algérie et en France. Quand je suis arrivé à ce meeting de Naama, pour faire des observations dans le cadre de mes recherches de thèse, j’ai trouvé aux premiers rangs plusieurs des anciens mûjahad de la région, plusieurs de mes interlocuteurs dans le cadre de mon travail doctoral – comme Hadj Shaykh Taybawi et Hadj Tayab Hitala d’Asla. Ils avaient été combattants durant la guerre de libération nationale, mais de surcroit plusieurs d’entre eux avaient également participé à la guerre des sables de 1963 (comme Hadj Tayab Hitala). Tous étaient retraités à cette époque. Aucun d’entre eux ne se serait déplacé à un meeting pour voir un « imposteur ». J’avais donc déjà là ma réponse à la polémique lancée par Mohamed Benchicou et amplement relayée en France. Plus récemment, un autre livre sur Bouteflika – celui de Farid Alilat, journaliste à Jeune Afrique – a reçu un prix de l’Académie des sciences d’Outre-mer (2021). Qu’un plumitif, travaillant pour un groupe au service de la France-Maroc-Afrique, reçoive un prix d’une institution académique scientifiquement discréditée, un des derniers vestiges de la France coloniale – appelée originellement l’académie des sciences coloniales – ne fait que confirmer la chose.
Ailleurs – comme au Portugal (pays que je connais bien) ou en Afrique du Sud –, celles et ceux qui connaissent l’Histoire avec un grand H, savent bien entendu ce que représentent l’Algérie et Bouteflika.
Références bibliographiques
1 https://www.aps.dz/algerie/123265-editorial-du-journal-le-monde-sur-l-algerie-fort-mal-approprie
2 https://www.elysee.fr/admin/upload/default/0001/13/c540077902051d453022979c2fbf294b49ba8d9c.pdf
3 https://www.vie-publique.fr/discours/137325-declaration-commune-declaration-dalger-de-mm-jacques-chirac-presi
4 https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/declaration2012-signee_cle0e89c7.pdf
5 https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/algerie/commission-franco-algerienne-sur-la-colonisation-ce-nouvel-outil-est-un-retour-a-la-raison-estime-l-historien-amar-mohand-amer_5327371.html
6 https://blogs.mediapart.fr/fabrice-riceputi/blog/300822/algerie-coloniale-les-historiens-ont-deja-travaille
7 « La loi du 23 février 2005 : texte et réactions », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 94-95 | 2005, mis en ligne le 01 juillet 2009 https://journals.openedition.org/chrhc/1077
8 https://www.aps.dz/algerie/146056-la-declaration-d-alger-issue-de-la-conference-d-unification-des-rangs-palestiniens
9 https://www.joradp.dz/FTP/Jo-Francais/1973/F1973048.pdf
10 Yasser Arafat, chef de l’autorité palestinienne, venait de décéder quelques jours auparavant.
11 Yazid Ben Hounet, 2009, L’Algérie des tribus. Le fait tribal dans le Haut Sud-Ouest contemporain, Paris : L’Harmattan, pp. 205-206.