Transferts illicites de capitaux et évasion fiscale : Une atteinte à la sécurité nationale
Pr Abderrahmane Mebtoul
Professeur des universités, expert international, haut magistrat, Premier conseiller et directeur général à la Cour des comptes 1980/1983.
Le dossier des transferts illicites de capitaux et de l’évasion fiscale pose le problème de la gouvernance et de l’urgence d’une coordination sans faille des institutions de contrôle, avec pour finalité de relancer l’économie nationale et garantir la nécessaire cohésion sociale.
Les importations de biens et services souvent entre 2010/2020 avec une baisse, selon la Banque Mondiale d’environ 6 milliards de dollars en 2021 ont été environ de 1050 milliards de dollars et les exportations d’environ 1100 milliards de dollars, 98% provenant des hydrocarbures avec les dérivées (pour 2021, selon la Banque Mondiale importations de biens et services ont été de 46 milliards de dollars), le solde au 31/12/2020 étant les réserves de change de 44 milliards de dollars, le taux de croissance a été dérisoire, moyenne annuelle de 2/3% durant cette période alors qu’il faut sur plusieurs année un taux de croissance minimum de 8/9% pour absorber le flux annuel qui s’ajoute au taux de chômage actuel entre 350 000 / 400 000 emplois par an. Si on applique 20% de surcoûts (10% de surfacturation et 10% de mauvaises gestion) nous avons plus de 100 milliards de dollars de transferts illicites et 100 milliards de dollars de pertes faute d’une bonne gestion, car nous ne devons pas confondre mauvaise gestion et corruptio. La non-maîtrise des contrats et des mécanismes économiques et financiers internationaux comme les fluctuations boursières relèvent la mauvaise gestion. Il y a des Algériens qui disposent de biens à l’étranger. Des biens quipeuvent provenir de plusieurs sources : celle des travailleurs; celle des entrepreneurs exerçant légalement hors du pays d’origine et les biens financés par les transferts illicites dus aux surfacturations. Dans ce cas l’on assiste à un phénomène de un vase communicant qui induit également le rapatriement d’une fraction des montants transférés via le marché parallèle pour acheter localement surtout des biens immobiliers. Mais outre les devises, nous assistons également à des surfacturations en dinars, notamment dans le BTPH (ou le coût de la corruption se répercute sur la mauvaise qualité des projets) et des pertes pour le Trésor public, le Premier ministre reconnaissant «la faiblesse du recouvrement fiscal, alors que la fraude et l’évasion fiscale ont atteint des niveaux intolérables». Si l’on s’en tient au rapport de la Cour des comptes de 2021 relatant des données de 2018/2019, le constat est alarmant. Les dettes fiscales d’impôts et taxes continuaient de grimper, en 2019, et ont atteint un montant global de 4 886,573 milliards de dinars, en hausse de 8,44% (380,259 Mrds de DA) par rapport à 2018, soit au cours de l’époque environ 120 dinars un dollar cette dette a atteint l’équivalent de 40,72 milliards de dollars, contre 4506,314 milliards de dinars en 2018 et de 3 895,78 milliards de dinars en 2017. Le montant recouvré au titre de l’exercice 2019 a été de 101,157 milliards de dinars, soit 2,03% du montant des restes à recouvrer et sur ce montant très faible, le constat est une diminution de 29,83% (43,009 Mrds de DA) par rapport à l’exercice 2018. Les restes à recouvrer, liés à la TVA, représentent la part la plus importante (38,32%) avec un montant de 1872,64 milliards de dinars, suivie des impôts indirects avec un taux de 19,76% (965,723 milliards de dinars) et de l’impôt sur le revenu global avec un taux de 19,69% (962,307 milliards de dinars). Sans compter l’évasion fiscale interne, où domine la sphère informelle.
L’ampleur de l’évasion fiscale
Selon un rapport sur l’état des lieux de la justice fiscale, publié, récemment, par l’organisation non gouvernementale (ONG), Tax Justice Network, l’Algérie perd chaque année plus de 467 millions de dollars, (pour l’Afrique c’est environ 23,2 milliards de dollars/an), représentant 0,3% du produit intérieur brut (PIB) du fait des pratiques d’évasions fiscales internationales. Environ 413,75 millions de dollars relèvent d’abus transfrontaliers d’impôts sur les sociétés par les multinationales et 53,3 millions de dollars, en évasion fiscale, par des particuliers fortunés qui transfèrent leur argent à l’étranger. Mais cela n’est pas propre à l’Algérie. La dernière enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dite Pandora Papers met en lumière l’ampleur de l’évasion fiscale dans le monde. Selon les journalistes ayant travaillé sur ce dossier, l’équivalent de 11 300 milliards de dollars a été mis à l’abri dans des paradis fiscaux, légalement ou illégalement. Pour avoir un ordre d’idée de ce que cela représente, voici cette somme comparée à d’autres. A titre de comparaison 11 300 milliards de dollars c’est 98 fois plus cher que le coût total de l’ISS, la Station spatiale internationale, 113 000 avions de ligne et 131 fois le budget de l’éducation en France. Ces transferts illicites cumulés pour les pays en développement entre 2000 et 2020 dépasseraient les 15 000 milliards de dollars contre 11.000 entre 2000/2017 (données officielles de l’ONU) renvoyant à la moralité de ceux qui dirigent la cité. La fuite illicite de capitaux dépasse 75 milliards d’euros par an en Afrique en 2020 dues à la corruption, la contrebande, l’évasion fiscale, l’équivalent à la somme de l’aide publique au développement et des investissements directs étrangers, selon les l’évaluation retenue dans le rapport 2020 sur le développement économique de l’Afrique, publié lundi 28 septembre 2020 par la Conférence des Nations unies sur le développement (Cnuced). « Ces flux, qui privent les Trésors publics de ressources nécessaires au financement du développement, sont considérables et ne cessent de croître», déplorent les auteurs du rapport, en précisant qu’ils représentent aussi la moitié des 200 milliards de dollars par an jugés nécessaires pour que l’Afrique soit en mesure d’atteindre les objectifs du développement durable (ODD) d’ici à 2030. Phénomène qui s’est accentué puisque la précédente estimation, publiée en 2015 par la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, avançait le chiffre de 50 milliards de dollars en moyenne par an sur la période 2000-2008.
Lutter contre la surfacturation
Pour l’Algérie, je réitère la proposition que j’ai faite en 1983 lorsque je dirigeais les départements des études économiques et des contrats, en tant que haut magistrat, premier conseiller à la Cour des comptes, chargé du contrôle du programme de l’habitat en coordination avec le ministère de l’Intérieur, le ministère de l’Habitat et les 31 walis de l’époque entre 1982/1983 et le dossier des surestaries en relation avec le ministère du Commerce concernant le contrôle du programme anti pénurie. J’avais proposé à la Présidence de l’époque la mise en place en urgence d’un tableau de la valeur avec la numérisation pour permettre l’interconnexion des différents secteurs concernés, la Banque d’Algérie, les Douanes, les Fisc, entreprises publiques / privées, et les différents ministères avec leurs annexes locales afin de lutter contre les surfacturations, tableau qui n’a jamais vu le jour car s’attaquant à de puissants intérêts que certains politiques, experts et fonctionnaires redécouvrent en 2021/2022.
Pour les capitaux transférés d’une manière illicite à travers les surfacturations, pour la majorité des experts juristes consultés, il est très difficile voire impossibile de faire barrage au phénomène sans une coopération internationale. D’autant plus que plus de 80% des capitaux transférés sont placés dans des paradis fiscaux, en actions ou obligations anonymes et dans la majorité des cas mis au nom de tierces personnes souvent de nationalités étrangères. Rappelons-nous les fonds du FLN dans certains comptes spéciaux, durant la guerre de Libération nationale dont une partie n’a jamais pu être récupérée.
Le transfert illicite des capitaux représente un véritable défi. Dans plusieurs rapports, la Banque d’Algérie faisait état de dizaines de milliards de dinars d’infractions de change (pénalités) constatées par les services des douanes et les officiers de la police judiciaire. Précisons que la gestion des transferts et du contrôle des changes dépend de la Banque d’Algérie et que le gouverneur de la Banque d’Algérie est directement sous l’autorité du président de la République et non du ministre des Finances. Donc, ces problèmes ne sont pas nouveaux, et ont été déjà soulevés par le passé, puisque les conditions de transfert de capitaux en Algérie pour financer des activités économiques et rapatriement de ces capitaux et de leurs revenus ont été prévues dans le Règlement de la Banque d’Algérie n°90-03 du 8 septembre 1990 (loi sur la monnaie et le crédit) puis par le Règlement n° 95-07 du 23 décembre 1995 modifiant et remplaçant le règlement n°92-04 du 22 mars 1992 relatif au contrôle des changes et l’article 10 de l’Ordonnance 96-22 du 09 juillet 1996 relative à la répression des infractions à la législation des changes et des mouvements de capitaux vers l’étranger. Rappelons également que le 11 août 2012, le ministère des Finances, par un tapage médiatique, annonçait un décret exécutif numéro 12/279 portant institution d’un fichier national des fraudeurs ou contrevenants à la réglementation de change et mouvement de capitaux a été publié au Journal officiel. Ce décret exécutif fixait pourtant les modalités d’organisation et de fonctionnement du fichier national des contrevenants en matière d’infraction à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux et vers l’étranger. Devait être instituée auprès du ministère des Finances et de la Banque d’Algérie une banque de données dans laquelle serait enregistrée toute personne, physique ou morale, résidente ou non-résidente, ayant fait l’objet d’un procès-verbal de constat d’infraction à la législation et à la réglementation des changes et des mouvements de capitaux vers l’étranger. Le Comité national et local des transactions, l’Inspection générale des finances, les directions générales des changes de la Banque d’Algérie, des douanes, des impôts, de la comptabilité, l’agence judiciaire du Trésor public, la cellule de traitement du renseignement financier et le ministère du Commerce étaient les structures et institutions qui peuvent accéder au fichier. Qu’en est-il de l’application de toutes ces ordonnances et décrets ? Le problème qui se pose pour l’Algérie est donc beaucoup plus profond et interpelle toute la politique socio-économique de l’Algérie et son adaptation au nouveau monde, étant, par ailleurs, liée à bon nombre d’accords internationaux, afin de se prémunir de litiges inutiles et coûteux, tout en préservant ses intérêts propres. Il y a urgence de mettre en place des mécanismes de contrôle démocratiques (Parlement, notamment), de réactiver la Cour des comptes et surtout d’éviter la création de plusieurs institutions de contrôle dépendantes de l’Exécutif (étant juge et partie) qui se neutralisent en fonction des rapports de forces. Les montants des surfacturations se répercutent normalement sur les prix intérieurs (les taxes des douanes se calculant sur la valeur du dinar au port surfacturé) donc supportés par les consommateurs algériens. Les transferts de devises via les marchandises sont également encouragés par les subventions généralisées mal ciblées, et bien que servant de tampon social, elles sont source de gaspillage étant à l’origine des fuites des produits hors des frontières que l’on ne combat par des mesures bureaucratiques. Et d’une manière générale, la gestion administrative (flottement administré) du taux de change du dinar a intensifié les pratiques spéculatives. Les surfacturations dues à l’utilisation de la distorsion du taux de change entre l’officiel et le marché parallèle est difficile à combattre s’expliquant par l’incohérence de la politique du taux de change du gouvernement. Le recours au marché parallèle des changes n’est pas perçu comme un acte de corruption pour la majorité des ménages algériens, qui face à une allocation de devises dérisoire, se portent demandeur sur le marché parallèle, soit pour se soigner ou acheter face à la restriction des importations des matières premières pour certaines entreprises privées. Comme j’ai eu à le souligner dans maintes contributions depuis des années, l’importance de la dépense publique entre 2000/2022, ou les départements ministériels ont été dépourvus de contrôle des projets, n’ont pas, dans la majorité de leurs secteurs, de management stratégique de suivi des projets avec des réévaluations intolérables, ce qui accentue les surcoûts exorbitants et parfois des délits d’initiés, accentué par la désorganisation du commerce intérieur. Aussi, lorsque les échanges s’effectuent entre structures d’un même groupe multinational (filiales, fournisseurs, distributeurs…), le potentiel de manipulation des prix, des cours et de la facturation est naturellement multiplié. Pour se prémunir contre ces pratiques, l’Algérie doit se mettre en réseau avec les sociétés étrangères d’inspection avant expédition (SIE) dans le cadre de l’accord Inspection Avant Expédition (IAE) dans le cadre du GATT et repris par l’OMC. Comme il sera utile une collaboration étroite entre les services de renseignements qui se spécialisent de plus en plus dans l’économique, (USA-Europe/Chine, notamment où l’Algérie effectue plus de 80% de ses échanges. L’Algérie devra également collaborer avec le TRACFIN (traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), ce service français chargé d’enquêter sur toute présomption de soupçon en matière de fraude financière étant en mesure de fournir toutes les preuves matérielles impliquant des Algériens dans ce genre d’opérations de transfert illicite de devises étrangères. Mais l’Algérie doit avant tout faire le ménage au sein de l’économie algérienne en mettant en place de nouvelles méthodes de gestion tant dans les administrations (méthode de rationalisation des choix budgétaires) que dans les entreprises (comptabilité analytique)..
En résumé, il devient urgent, étant une question de sécurité nationale, de s’attaquer à l’essence de ce mal qui ronge le corps social. Il s’agit du terrorisme bureaucratique impliquant contre lequel il est nécessaire de lutter à travers la réforme des institutions, afin d’intégrer la sphère informelle dominante que l’on ne combat par des actions administratives, la réforme du système financier qu’aucun gouvernement via le ministre des Finances depuis l’indépendance politique n’a pu réaliser car enjeu énorme de pouvoir (douane, banques, fiscalité, domaine), la réforme du système socioéducatif du primaire au supérieur en passant par la formation professionnelle et l’épineux dossier du foncier.
A.M.