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Équipements publics : La Cour des comptes épingle une « gestion hasardeuse » 

Les directions de wilaya censées contrôler les investissements publics fonctionnent à l’aveugle, sans moyens ni prérogatives réelles, révèle le rapport 2025 de la Cour des comptes. Un constat accablant qui explique la persistance des retards, réévaluations abusives et gaspillages dans les programmes d’équipement de l’État.

Plus de dix ans après leur création, les directions de la programmation et du suivi budgétaires (DPSB) n’ont toujours pas les moyens de leur mission. C’est le constat sans appel du rapport annuel 2025 de la Cour des comptes, publié dimanche, qui consacre une note d’insertion entière au « rôle formel et de faible effet » de ces structures censées maîtriser les opérations d’équipement public. Le document, fruit d’une enquête menée dans sept wilayas (Tipaza, Médéa, Aïn Defla, Sidi Bel Abbès, Oran, Ouargla et Sétif), révèle comment ces directions continuent de « fonctionner par habitude dans les mêmes conditions, sans impact perceptible sur la maîtrise des opérations d’équipements publics », malgré les « changements successifs du cadre réglementaire ».

Des projets réévalués avant même d’avoir démarré

L’ampleur des dysfonctionnements apparaît dans les chiffres : à Médéa, pas moins de 2.058 décisions de modification ont été recensées sur la période sous revue, dont 1.563 modifications de structure de coûts et 454 réévaluations. À Aïn Defla, ce sont 2.322 décisions qui ont été enregistrées. À Tipaza, 1.240 décisions de modification. Plus troublant encore, la Cour relève des cas de réévaluations « qui touchent, parfois, des opérations qui n’ont pas connu de consommation ou dont le taux de consommation ne dépasse pas les 50% ». Exemple édifiant : une opération de « réhabilitation d’un établissement de rééducation pour 300 personnes à Béni Slimane », inscrite en 2006 avec une autorisation initiale de 1,1 milliard de DA, a été réévaluée de 687% (1,855 milliard de DA), alors que seulement 12,293 millions de DA avaient été consommés au 31 décembre 2021, soit un taux de 4,55%. Autre aberration : un « centre anticancéreux de 120 lits à Médéa », inscrit en 2011 avec 1,4 milliard de DA, a fait l’objet d’une réévaluation de 3,7 milliards de DA sans avoir enregistré la moindre consommation. Un projet d' »aménagement du nouveau centre urbain d’Aïn Boussif » a même été réévalué de 33 millions de DA alors qu’il avait été clôturé pour un coût final de 79,567 millions de DA, inférieur à l’autorisation initiale de 100 millions de DA.

Un rôle « formel » sans prérogatives réelles

Comment expliquer de telles incohérences ? La Cour des comptes pointe du doigt l’ambiguïté du cadre réglementaire. Les DPSB sont censées « proposer à la direction générale du budget l’inscription des programmes et projets locaux », mais dans les faits, leur rôle se limite à « assurer, sous la supervision du wali, les dispositions organisationnelles relatives à la préparation du projet du budget annuel ». Elles « ne proposent pas l’inscription des programmes et des projets » comme le prévoit la loi. Pire, « le cadre réglementaire n’attribue aux DPSB aucune prérogative sur les propositions formulées, notamment en ce qui concerne leur conformité » avec la réglementation. Résultat : « la plupart des directions contrôlées élaborent des décisions d’individualisation pour des projets ne répondant pas aux conditions de maturation ».

En matière de suivi, le constat est tout aussi sévère. « En raison de l’absence de pouvoirs réels, l’exercice par les DPSB de leur rôle de suivi des opérations d’équipements s’est avéré également de faible effet », note la Cour. Ces directions « ne procèdent à aucune étude des demandes de réévaluation. Elles se contentent de réceptionner les documents » et de les transmettre au wali puis au ministère des Finances.

Des moyens dérisoires pour des missions cruciales

Les ressources mises à disposition expliquent en partie cette impuissance. Le budget moyen d’une DPSB s’élève à 54,680 millions de DA, dont plus de 90% sont destinés aux salaires. « Les crédits destinés au matériel et fonctionnement des services représentent en moyenne 2,14 millions de DA par direction et ceux destinés à l’action éducative et culturelle ne dépassent pas 900.000 DA », détaille le rapport. La situation des ressources humaines est tout aussi préoccupante. Les effectifs sont marqués par « la prépondérance des catégories des corps communs, des ouvriers professionnels, des chauffeurs, des appariteurs, dont le taux représente pour certaines directions plus de 80% des effectifs ». À Ouargla, 86,36% du personnel relève de ces catégories. Les cadres techniques (ingénieurs en génie civil, travaux publics, hydraulique) sont quasi absents : « leur nombre n’a pas dépassé, dans le meilleur des cas, deux cadres par direction ». Le turn-over des directeurs aggrave encore le tableau : « le nombre de responsables qui se sont succédés durant cette période [2010-2023], à la tête de chaque direction, varie de cinq à sept, soit une moyenne de deux ans à deux ans et demi de gestion ».

Un héritage de dysfonctionnements

L’historique de ces structures explique en partie leur inefficacité. Créées comme « simple bureau » au début des années 1970, transformées en service puis en direction rattachée successivement au ministère de la Planification puis aux Finances en 1998, les DPSB sont devenues en 2011 des services extérieurs de la Direction générale du budget. Mais « elles ont continué à fonctionner par habitude dans les mêmes conditions », héritant de ressources et méthodes obsolètes. La Cour relève également l’absence de « mécanismes de coordination » avec les autres acteurs (maîtres d’ouvrage, contrôleurs financiers, comptables publics). « Aucune des dispositions du décret exécutif n°11-75 et de l’arrêté interministériel ne mentionnent et ne clarifient la nature des relations » entre ces structures. « Plus de uatorze années après la création de ces directions, aucun texte réglementaire n’a été pris pour combler ce vide ».

Sur le terrain, le suivi physique des projets « se limite, faute de moyens de transport, aux informations fournies par les maîtres d’ouvrage. Ces informations qui, souvent, sont incomplètes et difficiles à vérifier ». Les rapports transmis à la tutelle « se résument à des situations statistiques dominées par l’aspect financier », sans « aucune analyse des causes des retards et des écarts ».

Des centaines de projets « achevés » mais jamais clôturés

L’incapacité des DPSB à assainir la nomenclature des investissements publics constitue un autre symptôme de leur impuissance. À Médéa, 217 opérations du programme sectoriel déconcentré (PSD) figurent comme achevées mais n’ont jamais été clôturées et retirées de la nomenclature, dont 169 inscrites entre 2005 et 2014. À Tipaza, ce sont 337 opérations « achevées » mais non clôturées, totalisant 75,090 milliards de DA. À Oran, 133 opérations sur 594 sont dans ce cas, certaines remontant à 2002. « Cette faiblesse constitue l’une des causes des réévaluations », souligne la Cour, qui note également l’existence de « procédures non formalisées » dans l’ensemble des directions contrôlées. « Le traitement des demandes d’inscription, d’individualisation, de réévaluation et le suivi d’exécution des projets se font sur la base d’instructions verbales et surtout de pratiques héritées, ce qui rend inopérant tout mécanisme de contrôle interne ». Le même bureau, parfois le même employé, est ainsi « appelé à assurer l’ensemble des tâches afférentes au projet de la phase inscription jusqu’à la phase de clôture », violant le principe fondamental de séparation des tâches.

Face à ce constat accablant, la Cour des comptes souligne que « les réformes du système financier et budgétaire en cours » suite à l’entrée en vigueur en 2023 de la loi organique n°18-15 relative aux lois de finances « constituent, pour ces structures, un défi et surtout une opportunité pour évaluer l’expérience de la création de ces services déconcentrés et revoir en profondeur leur cadre réglementaire ». Le rapport recommande notamment d' »adapter le dispositif réglementaire régissant l’organisation et le fonctionnement de ces directions à la lumière de la loi organique » et de « mettre à la disposition des DPSB un système d’information et les ressources nécessaires pour un exercice effectif de leurs missions ».

Un appel pressant des magistrats financiers qui vise à « attirer l’attention des pouvoirs publics sur la situation de ce service extérieur du ministère des Finances, après plus de dix ans de sa création, et la nécessité de revoir son cadre réglementaire et renforcer ses ressources ».

Le rapport global de la Cour des comptes 2025

Le rapport annuel 2025 de la Cour des comptes, publié dimanche conformément à l’article 199 de la Constitution, comprend 13 notes d’insertion et 38 recommandations classées en trois parties relatives aux administrations de l’État, aux collectivités locales et aux établissements et entreprises publics. Dans sa partie consacrée aux administrations de l’État, le document présente quatre contrôles thématiques portant sur l’évaluation de la résilience du système national de santé face aux crises sanitaires, l’évaluation du plan national cancer 2015-2019, la réalisation des parcs technologiques et les projets de numérisation de l’administration publique menés par l’Agence nationale pour la promotion et le développement des parcs technologiques (ANPT). Pour les collectivités locales, sept opérations de contrôle ciblent la qualité de gestion de plusieurs communes, notamment la gestion des ressources humaines, l’encadrement de l’extension urbaine, l’accès aux services publics essentiels, la réalisation des réseaux d’assainissement et le programme de développement des énergies renouvelables. Concernant les établissements et entreprises publics, deux opérations portent sur la valorisation des produits de la recherche scientifique par les filiales des centres de recherche et sur les conditions de gestion du Commissariat national du littoral. « Les constatations et les appréciations contenues dans ce rapport visent à favoriser une saine gestion et une utilisation plus performante des ressources, moyens et fonds publics par les entités contrôlées », précise la Cour des comptes dans son communiqué.

Sabrina Aziouez

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