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Ces crimes coloniaux oubliés

Selon le site d’information actu.fr qui l’a récemment interviewé, Christophe Lafaye a identifié pas moins de « 450 opérations militaires ayant eu recours aux armes chimiques en Algérie, principalement concentrées dans les zones montagneuses en Haute-Kabylie et dans les Aurès ».

Des pages sombres de l’histoire coloniale française continuent d’émerger des décennies après l’indépendance de l’Algérie. L’une des plus sinistres concerne l’utilisation systématique d’armes chimiques par l’armée française durant la Guerre de libération nationale (1954-1962), une réalité longtemps occultée par Paris malgré les témoignages des survivants et les récits transmis de génération en génération par les familles des martyrs. Aujourd’hui, les recherches menées par l’historien français Christophe Lafaye viennent confirmer ce que beaucoup d’Algériens savaient déjà : la France a mené une véritable « guerre chimique » contre les Algérien, particulièrement dans les zones montagneuses difficiles d’accès pour les troupes coloniales. Les révélations de ce chercheur sont d’autant plus importantes qu’elles viennent d’un historien français s’appuyant sur des archives françaises, bien que partiellement accessibles. Selon le site d’information actu.fr qui l’a récemment interviewé, Christophe Lafaye a identifié pas moins de « 450 opérations militaires ayant eu recours aux armes chimiques en Algérie, principalement concentrées dans les zones montagneuses en Haute-Kabylie et dans les Aurès ». Un chiffre qui donne froid dans le dos et qui ne constitue pourtant que la partie émergée de l’iceberg, comme le souligne l’historien lui-même. En effet, de nombreuses archives demeurent inaccessibles aux chercheurs, classifiées par un État français peu enclin à faire toute la lumière sur ses crimes coloniaux. L’historien, docteur en Histoire contemporaine de l’université d’Aix-Marseille et chercheur associé à l’université de Bourgogne, déplore cette situation : « Un certain nombre de documents sont accessibles mais pas les comptes rendus d’opération, les journaux de marche et opérations, soit le journal de bord de l’unité. La consultation de ces documents est pourtant essentielle car ils permettraient d’évaluer les victimes et, par recoupement, d’identifier des victimes portées disparues. C’est important pour les familles. Et puis, ces documents permettraient de faire une cartographie exhaustive des sites où ces armes ont été utilisées et des lieux exposés aux retombées ». Ces propos mettent en lumière un aspect souvent négligé du travail de mémoire : au-delà de la reconnaissance de la responsabilité de l’État français, il s’agit aussi de permettre aux familles de connaître le sort de leurs proches disparus et d’identifier les zones contaminées qui pourraient encore aujourd’hui présenter des risques pour les populations locales. Christophe Lafaye est parvenu, malgré ces obstacles, à retracer la genèse politique de cette stratégie militaire criminelle. « J’ai pu quand même retrouver certaines décisions politiques. C’est le ministre Maurice Bourgès-Maunoury donc qui a signé l’autorisation d’utilisation des armes chimiques. La 4e République puis la 5e République ont totalement assumé, ordonné et organisé la conduite d’une guerre chimique » en Algérie, affirme-t-il. Une révélation qui contredit les narratifs officiels français présentant ces crimes comme des dérapages isolés ou des initiatives locales de militaires.

Des crimes d’État

Il s’agissait bien d’une politique d’État, validée au plus haut niveau. L’un des personnages clés de cette stratégie criminelle était, selon l’historien, « le général Charles Ailleret ». « C’est un polytechnicien resté dans la postérité comme le père militaire de la bombe atomique française. Mais lors de son passage au commandement des armes spéciales, c’est lui qui va faire la promotion de l’emploi des armes chimiques en Algérie. Il a écrit un livre en 1948 dans lequel il décrit l’utilisation de la science dans la guerre comme étant un élément de supériorité dans la conduite des opérations. Il a une conviction profonde dans les vertus de la science comme arme comme pour remporter la victoire sur le terrain », explique le chercheur. Cette mention d’Ailleret est particulièrement significative car elle établit un lien direct entre le programme nucléaire français et les expérimentations chimiques en Algérie, deux facettes d’une même politique coloniale considérant le territoire algérien comme un laboratoire à ciel ouvert. Concernant la nature exacte des armes utilisées, Christophe Lafaye a pu « confirmer l’utilisation d’un gaz appelé CN2D. C’est un composé de deux gaz : le gaz CN est un dérivé du cyanure et le gaz DM qui est une arsine, donc un dérivé de l’arsenic, pour faire simple ». Il précise que « Il y a un troisième élément appelé kieselgurh: c’est une terre siliceuse très fine, de l’ordre du micron, et qui va mutualiser l’effet extrêmement irritant des arsines avec la rapidité d’action du CN. C’est la combinaison de ces trois éléments qui crée un gaz mortel ». Des descriptions techniques qui témoignent de la sophistication des moyens mis en œuvre pour tuer les Algériens réfugiés dans les grottes. « Ces gaz, regroupés en une seule munition et dans des quantités extrêmement importantes, entraînaient assez rapidement la mort des gens qui se trouvaient à l’intérieur des grottes », ajoute l’historien. Pour mettre en œuvre cette stratégie mortifère, l’armée française a créé des unités spécialisées dès la fin de l’année 1956. Selon l’historien, elle décide « de former des équipes spéciales pour l’emploi de ces armes chimiques. Des groupes formés d’appelés du contingent : on les appelait les sections ‘Armes spéciales’. La première unité est créée en Algérie le 1er décembre 1956 ». Ses recherches lui ont permis de « confirmer l’activité de 119 unités de ce type entre 1957 et 1959 sur le territoire algérien ». L’une des opérations documentées aurait fait 116 martyrs en une seule fois, illustrant l’ampleur des massacres perpétrés. Ces unités spécialisées, composées de jeunes appelés français souvent à peine sortis de l’adolescence, étaient donc formées spécifiquement pour gazer des êtres humains, dans une logique qui, selon Christophe Lafaye, « ne tient pas du hasard mais [relève] d’une véritable doctrine militaire ».

Salim Amokrane

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