Débats

La Banque mondiale doit arrêter de dépenser à fonds perdus

par Jayati Ghosh et Farwa Sial

Jayati Ghosh est secrétaire exécutive du réseau d’économistes IDEAS (International Development Economics Associates), professeur d’économie à l’université du Massachusetts à Amherst et membre de la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises.
Farwa Sial est économiste et responsable politique et plaidoyer au sein du Réseau européen sur la dette et le développement (Eurodad).

L’Association internationale de développement (IDA, International Development Association) est la banche de la Banque mondiale qui aide les pays les plus pauvres.

Sa mission explicite consiste à « réduire la pauvreté en accordant des prêts à taux faible ou nul et des dons destinés à des programmes de nature à stimuler la croissance économique, à réduire les inégalités et à améliorer la vie des plus démunis ». Son aide consiste en dons pour environ le quart de son volume, et le reste en prêts concessionnels dont le remboursement peut être étalé sur 30 à 40 ans, avec un différé d’amortissement qui peut aller jusqu’à 10 ans.

Pour l’exercice budgétaire clos le 30 juin 2020, les engagements de l’IDA en faveur des pays à faible revenu ont totalisé prés de 30,5 milliards de dollars. Le mois prochain, les 173 pays membres de l’IDA vont se rencontrer pour convenir d’un engagement à hauteur de quelques 47 milliards de dollars par an pour la période 2021-2023. En termes annuels, c’est une hausse marginale au vu de la catastrophe économique engendrée par le COVID-19 dans les pays à faible revenu.

Les pays en développement ont été ravagés par la simultanéité de la crise sanitaire due à la pandémie, de l’effondrement des exportations, de la hausse des prix alimentaires mondiaux, de la contraction de l’économie nationale, de la baisse des recettes fiscales et du surendettement extérieur. Selon la Banque mondiale, cette année 97 millions de personnes supplémentaires (une grande partie d’entre elles en Afrique) seront tombées dans l’extrême pauvreté. Ce chiffre pourrait être une sous-estimation, car il ne prend en compte ni la hausse du prix des denrées alimentaires, ni l’accroissement des inégalités, ni l’impact sur les pauvres en Asie du Sud.

Il faudra bien plus que 47 milliards de dollars par an pour apporter une aide, même la plus élémentaire, aux habitants des pays les plus pauvres qui vivent dans des conditions de plus en plus précaires. Les chercheurs du FMI estiment que les pays à faible revenu auront besoin d’environ 200 milliards de dollars sur les 4 années jusqu’en 2025 simplement pour se remettre de la pandémie, et de 250 milliards de dollars supplémentaires pour rattraper les pays avancés. Néanmoins, même un financement plus faible de l’IDA pourrait s’avérer utile en raison du fait de la marge de manœuvre budgétaire qu’elle apporte aux Etats et du faible niveau des taux d’intérêt.

Mais quelle part de cet argent ira réellement aux pays qui ont désespérément besoin d’augmenter leurs dépenses publiques en matière de santé et de protection sociale, et de soutien au redémarrage économique ? Malheureusement, au lieu de permettre aux Etats d’aider directement les plus pauvres, toute une partie des fonds de l’IDA pourrait être employée pour favoriser le secteur privé.

Cette situation trouve sa source dans la stratégie « Cascade »  introduite par la Banque mondiale en 2017, avec un modèle d’aide donnant la priorité au financement privé plutôt que public. Dans le cadre de cette stratégie, l’IDA a lancé en 2017 sa propre promotion du secteur privé appelée PSW (Private Sector Windows) afin de mobiliser l’investissement privé dans les pays bénéficiaires de l’aide.

La PSW place l’aide des donateurs sous le contrôle direct de l’organisme d’investissement du secteur privé de la Banque mondiale, la Société financière internationale (IFC, International Finance Corporation), et de son organisme de garantie du secteur privé, l’Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI). Supervisés par ces deux structures, les fonds de l’IDA servent à subventionner des projets du secteur privé dans les pays à faible revenu et dans les Etats fragiles ou touchés par des conflits.

Cette réorientation de l’aide au développement est contestable à plus d’un titre. La Banque mondiale est accusée de manque de transparence, d’autant qu’elle subventionne des entreprises sur la base de propositions non sollicitées, sans mise en concurrence. Par ailleurs, elle n’a pas démontré l’efficacité de sa stratégie d’aide au développement, car les critères d’évaluation de la PSW et de l’apport du financement privé sont complexes, techniques, et ne prennent pas explicitement en compte leur impact sur le développement. La PSW garantit les risques associés aux opérations de la Société financière internationale et de l’Agence multilatérale de garantie des investissements, mais elle ne prouve pas l’utilité du financement privé pour une croissance durable. Enfin, dans le contexte de la pandémie, la PSW est critiquée pour son mauvais ciblage des projets de développement.

Même le bilan à mi-parcours du PSW de la Banque mondiale indique que « la question de savoir si un projet peut être réalisé sans le soutien de la PSW n’a pas toujours une réponse simple ». L’objectif majeur de l’introduction de la PSW dans les pays en développement (amener le financement privé dans les projets de développement) n’a pas été atteint. Dans son rapport de cette année, le Groupe d’évaluation indépendant de la Banque mondiale montre que dans l’ensemble, la PSW a mobilisé moins de capitaux privés que d’autres instruments de financement mixte comme l’Agence multilatérale de garantie des investissements.

La persistance de la Banque mondiale à adopter une stratégie orientée sur le financement privé – malgré la nécessité évidente d’augmenter les dépenses publiques – tient en partie à la structure de gouvernance de l’IDA. La création de cet organisme en 1960 représentait un compromis pour les pays en développement, car beaucoup d’entre eux auraient préféré un fonds d’aide multilatéral des Nations unies fonctionnant sur la base du principe « un pays, une voix ». Usant de leur influence au sein de la Banque mondiale, les USA ont empêché la mise en œuvre de ce principe. Aussi les 74 pays bénéficiaires de l’IDA disposent-ils de moins de 16% des droits de vote. Ce déficit démocratique au niveau multilatéral et l’absence de comptes à rendre lors des étapes d’évaluation réduisent encore l’influence des pays en développement sur la prise de décision.

Du fait de la pandémie, les pays en développement sont confrontés à l’inversion des tendances positives dans le domaine de la santé de l’éducation et de la lutte contre la pauvreté. Il faut aider ces pays en créant des canaux de financement stables, notamment en direction  des infrastructures et des services publics essentiels tels que la santé et l’éducation. Etant donné les limites inhérentes à la PSW, subventionner le secteur privé pour qu’il investisse dans les biens et services publics par l’intermédiaire de l’IDA exacerbera les dégâts causés par la pandémie.

L’IDA peut être une source importante de financement pour aider au redémarrage des pays pauvres, elle ne doit pas gaspiller ses fonds. Elle doit mettre fin à la PSW, sa promotion du secteur privé, aider directement les Etats et développer de nouvelles stratégies pour soutenir les finances publiques et renforcer les services publics. Le moment est venu d’abandonner les stratégies qui aggravent la situation.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Copyright: Project Syndicate, 2021.

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