L’argent, la biodiversité et le climat
par Andrew Deutz
Pour comprendre un choix politique, dit-on, il faut chercher où va l’argent. Inspiré par ce conseil, le Nature Conservancy (en partenariat avec le Centre Cornell Atkinson pour la durabilité) a examiné de près les chiffres pour évaluer combien coûterait la préservation de la biodiversité – toute l’abondance et la variété de la vie sur Terre.
Nous avons constaté en 2019 d’une part qu’au niveau mondial 124 à 143 milliards de dollars par an sont consacrés à des activités économiques bénéfiques à la nature, mais que les dépenses pour des activités qui l’endommagent atteignent un montant beaucoup plus élevé, et d’autre part que pour la restaurer et la protéger, il faut de toute urgence parvenir à un bilan préservation (total de la diminution des dépenses nuisibles à la nature et de la hausse des dépenses en faveur de sa préservation) d’environ 700 milliards de dollars par an.
L’insuffisance de ce bilan a des conséquences dévastatrices. Au début de cette décennie, le monde n’avait pas à atteint un seul des objectifs d’Aichi 2010, le plan mondial pour la protection de la biodiversité. Un autre plan est aujourd’hui en préparation. Au cours des deux dernières années, des scientifiques et des responsables gouvernementaux ont proposé de nouveaux objectifs de gestion de la nature jusqu’en 2030. Ils devraient être adoptés lors de la prochaine Convention de l’ONU sur la diversité biologique (COP 15) qui se tiendra à Kunming, en Chine en octobre prochain.
Comme l’accord de Paris sur le climat de 2015, la COP 15 doit fixer des objectifs ambitieux, des priorités claires et indiquer ce que le secteur privé doit faire en ce sens. Nos recherches montrent toutefois que ces nouveaux objectifs doivent s’accompagner d’un financement de grande ampleur. C’est pourquoi le rapport du Nature Conservancy recommande différentes méthodes de financement pour reconstruire une économie favorable à la nature. Augmenter le bilan préservation suppose d’agir à tous les niveaux :
– Mettre fin ou réorienter les activités nuisibles à la nature. Chaque année au niveau mondial environ 530 milliards de dollars sont dépensés en subvention et soutien aux prix agricoles, mais seule une petite partie de cette somme, 15 %, est destinée à des mesures favorables à la préservation – le reste pouvant avoir des effets pervers, par exemple du fait d’une utilisation excessive d’engrais ou la conversion des terres.
– Faire preuve de plus de créativité pour générer de nouveaux financements en faveur de la préservation et de la restauration de la nature, améliorer la réglementation pour éviter les pertes nettes de nature. Les effets négatifs inévitables de la construction de nouvelles infrastructures destinées à une économie décarbonée doivent être compensées par des mesures de protection ou de restauration de l’écosystème prises en d’autres lieux. Au sein du secteur privé, il existe un grand potentiel de croissance en faveur des outils de financement vert tels que des obligations à impact environnemental et des prêts à faible taux destinés à des initiatives en faveur de la biodiversité. Pour réaliser ce potentiel, il faut créer les conditions favorables à une augmentation de l’investissement privé. Cela passe par la création de mécanismes qui incitent les industries à valoriser la nature dans leur fonctionnement et tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement.
– Utiliser plus efficacement le budget disponible. Les récifs coralliens, les forêts, les zones humides et d’autres écosystèmes offrent des habitats sains et durables qui gèrent naturellement l’eau et protègent les zones côtières. Ces « infrastructures naturelles » sont parfois plus rentables que celles conçues par l’homme, comme les barrages ou les digues.
La protection et la restauration des écosystèmes naturels permettent de préserver la biodiversité, mais aussi d’absorber les gaz à effet de serre et de renforcer la résilience face au réchauffement climatique. La crise de la biodiversité est intimement liée à la crise climatique. Les solutions climatiques naturelles (la conservation, la restauration et une meilleure gestion des écosystèmes) pourraient permettre à elles seules de couvrir un tiers des réductions annuelles des émissions de gaz à effet de serre qui sont nécessaires pour maintenir le réchauffement de la planète en dessous de 2°C.
La première version du nouveau plan d’action mondial en faveur de la diversité souligne l’importance de parvenir d’ici 2030 à un bilan annuel préservation de la nature à hauteur de 700 milliards de dollars. Il appelle à une réduction totale de 500 milliards de dollars des dépenses nuisibles à l’environnement dans l’ensemble des secteurs économiques et à une augmentation de 200 milliards de dollars des dépenses qui lui sont bénéfiques.
Ces objectifs financiers sont une contrepartie nécessaire aux objectifs de durabilité sectorielle dont les domaines cruciaux sont l’agriculture, les infrastructures et les services financiers. L’objectif 15 du plan d’action demande à toutes les entreprises « d’évaluer et de rendre compte de leurs dépendances économiques et de leur impact sur la biodiversité, de réduire progressivement au moins de 50% leur impact négatif et d’augmenter leur impact positif ».
Par ailleurs, les ministres des Finances du G7 ont approuvé la création d’un Groupe de travail sur les informations financières liées à la nature, le TNFD (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures), qui a incité de nombreuses grandes sociétés financières à améliorer leurs rapports sur l’impact de leurs actifs quant à la biodiversité (à l’instar des rapports déjà obligatoires concernant leur impact sur le climat). Cela va dans la bonne direction, mais il faut aussi aligner les principaux flux financiers sur les actions à impact positif pour la nature, comme c’est déjà le cas pour la décarbonisation.
Pour concrétiser tous ces projets, la COP 15 devrait exiger l’élaboration de plans nationaux de financement de la biodiversité pour identifier et combler les lacunes des financements nationaux, ainsi que l’alignement des flux financiers publics et privés. Et les pays qui le peuvent devraient soutenir des mesures similaires au-delà de leurs frontières. Ces réformes et les budgets associés doivent inclure des allocations destinées aux populations locales qui contribuent à la conservation de la biodiversité.
Les pays en développement auront besoin d’une aide financière. Elle peut être obtenue en doublant les flux d’aide étrangère d’ici le milieu de cette décennie (ce que les pays donateurs ont réussi à faire dans les années 2010), et en allouant jusqu’à 30 % de l’aide climatique à des solutions fondées sur la nature – ce qu’ont déjà fait des pays comme la France et le Royaume-Uni.
Enfin, l’action sur le plan intérieur tient une place essentielle. Chaque pays doit dépenser davantage pour réduire ses propres émissions, parvenir à la résilience, protéger la diversité et restreindre les dépenses consacrées à des actions nuisibles pour la nature et le climat.Il ne suffit plus de chercher où va l’argent, il faut le rediriger dans la bonne direction.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz
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