Débats

L’économie sous l’emprise de la géopolitique

par Jean Pisani-Ferry

Jean Pisani-Ferry, senior fellow au think tank Bruegel basé à Bruxelles et senior non-resident fellow au Peterson Institute for International Economics, est titulaire de la chaire Tommaso Padoa-Schioppa à l’Institut universitaire européen.

Les choix géopolitiques, dans plusieurs conflits commerciaux récents, tendent à l’emporter sur les logiques économiques. Quelles sont les conséquences de ce nouveau privilège de la géopolitique ? Les économistes cherchent à dépasser les jeux à somme nulle, où chaque gain d’un acteur implique une perte pour son adversaire. Les choix coopératifs vont-ils s’effacer dans le retour des conflits des puissance ?

De l’affaire Huawei à l’épisode AUKUS et au-delà, une nouvelle réalité secoue l’économie mondiale : la prise de contrôle, le plus souvent hostile, de l’économie internationale par la géopolitique. Ce processus n’en est probablement qu’à ses débuts. Il va falloir s’accommoder de ce nouveau contexte.

Bien sûr, l’économie et la géopolitique n’ont jamais été des domaines complètement séparés. L’ordre économique libéral de l’après-guerre avait été conçu par des économistes, mais sur la base d’un plan-masse élaboré par les stratèges. Les décideurs américains de l’époque savaient ce qu’ils voulaient : ce qu’un rapport du Conseil national de sécurité de 1950 appelait un « environnement mondial dans lequel le système américain [puisse] survivre et s’épanouir ». De ce point de vue, la prospérité du monde libre fut le moyen (efficace) de contenir et, en fin de compte, de vaincre le communisme soviétique. Et l’ordre libéral fut le moyen de parvenir à cette prospérité.

Mais si l’objectif ultime était géopolitique, les relations économiques internationales ont été pendant 70 ans façonnées par leurs propres règles. À l’occasion certes, des décisions concrètes furent biaisées par la géopolitique : pour les États-Unis, accorder une aide financière du Fonds monétaire international au Mexique n’a jamais été la même chose que de l’accorder à l’Indonésie. Malgré des entorses occasionnelles, cependant, les principes régissant les politiques commerciales ou les politiques de change étaient strictement économiques.

La fin de la guerre froide a temporairement placé les économistes au sommet. Pendant les trois décennies qui ont suivi, les ministres des finances et les banquiers centraux ont cru qu’ils dirigeaient le monde. Comme l’ont souligné en 2020 Jake Sullivan (aujourd’hui conseiller en matière de sécurité nationale du président Joe Biden) et Jennifer Harris, la gestion de la mondialisation avait été confiée à « une petite communauté d’experts ». Là encore, il y avait un objectif géopolitique sous-jacent : de la même manière que l’ouverture économique avait contribué à l’effondrement de l’Union soviétique, elle devait entraîner la convergence de la Chine vers le modèle occidental. Mais pour le reste, l’ingérence est restée limitée.

L’essor de la Chine et sa rivalité croissante avec les États-Unis ont mis fin à cette époque. Avec l’échec de la convergence par l’intégration économique, la géopolitique est revenue sur le devant de la scène. L’accent mis par Biden sur le défi chinois et sa décision de ne pas démanteler les restrictions commerciales mises en place par son prédécesseur, Donald Trump, confirment que les États-Unis sont entrés dans une nouvelle ère où la politique étrangère a pris le pas sur l’économie.

En Chine, une telle prise de pouvoir était déjà faite. Bien que les dirigeants du pays affichent régulièrement leur soutien au multilatéralisme, sa tradition historique autant que sa philosophie de gouvernance mettent l’accent sur le contrôle politique des relations économiques intérieures et surtout extérieures. L’initiative transnationale des « Nouvelles Routes de la soie » incarne bien ce modèle : comme Anna Gelpern de l’Université de Georgetown et ses co-auteurs l’ont récemment montré, les contrats de prêt chinois destinés à financer les infrastructures dans les pays en développement sont opaques, impliquent une conditionnalité politique et excluent explicitement la restructuration de la dette par les procédures multilatérales.

Même en Europe, où la croyance en la primauté de l’économie était la plus ancrée, les choses ont commencé à changer. « Le cœur battant du projet mondialiste est à Bruxelles », déclarait avec mépris l’agitateur populiste américain Steve Bannon en 2018. C’était en fait vrai : la primauté des règles communes sur les choix discrétionnaires des États fait partie de l’ADN de l’Europe. Mais l’Union européenne s’éveille elle aussi à la nouvelle réalité. Dès 2019, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a commencé à évoquer une « commission géopolitique. »

La question est de savoir ce que ce regain d’attention géopolitique implique réellement. La plupart des experts en politique étrangère envisagent les relations internationales comme un jeu de pouvoir. Leurs modèles implicites sont souvent des jeux à somme nulle où le gain pour un pays est une perte pour un autre. Les économistes, en revanche, s’intéressent davantage aux gains que les transactions transfrontalières ou les actions conjointes apportent à toutes les parties. Leur concept de référence pour les relations économiques internationales est le jeu à somme positive. Ils envisagent des acteurs indépendants qui concluent volontairement des accords mutuellement bénéfiques.

Dans un article de 2019, M. Sullivan et Kurt Campbell (qui dirige aujourd’hui la politique asiatique au Conseil national de sécurité de Joe Biden) ont présenté un plan de « concurrence sans catastrophe » entre les États-Unis et la Chine. Leur schéma combinait une réciprocité commerciale généralisée avec la Chine, la formation d’un club de démocraties de marché profondément intégrées (dont l’accès serait conditionné à un alignement économique) et un séquençage politique dans lequel la concurrence avec la Chine serait l’option par défaut, la coopération étant conditionnée au « bon comportement » de Pékin. Ils rejetaient également tout lien entre des concessions américaines et une coopération chinoise dans la gestion des biens communs mondiaux tels que le climat.

La stratégie est claire, mais l’administration Biden n’a pas encore indiqué si elle avait vraiment l’intention de la mettre en œuvre. Les difficultés économiques de la classe moyenne américaine et la réticence persistante à l’ouverture commerciale qui en résulte contredisent les objectifs géopolitiques et rendent les intentions de l’Amérique difficiles à lire. Les spécialistes de la politique étrangère l’ont peut-être emporté sur les économistes, mais la politique intérieure règne en maître. Dans ces conditions, la lucidité n’est pas aux commandes.

La Chine, quant à elle, refuse catégoriquement de séparer la coopération en matière de climat de ses discussions plus larges avec les États-Unis, et elle a récemment pris ces derniers à contre-pied en demandant à rejoindre l’accord global et progressif pour le partenariat transpacifique (CCCTP), un pacte commercial régional que le président Barack Obama avait conçu pour isoler la Chine mais que Trump a choisi de quitter. Au lieu de rester isolée, la Chine essaie de déjouer les plans des États-Unis.

Paradoxalement, l’Europe se rapproche de la définition de sa position. Elle croit toujours aux règles mondiales et s’efforce en priorité de persuader ses partenaires de les négocier et de les faire respecter, mais elle est prête à agir seule. « Autonomie stratégique ouverte », son nouveau slogan, semblait être un oxymore. Mais l’UE semble désormais savoir ce que cela signifie : pour reprendre les termes de Sabine Weyand, directrice générale du commerce de l’UE, ce concept implique de « travailler avec les autres chaque fois que nous le pouvons, et de travailler de manière autonome chaque fois que nous le devons ». Dans un monde plus géopolitique, cela pourrait bien devenir le credo de l’Europe.

Copyright: Project Syndicate, 2021.

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