Débats

Périssent les principes de la France plutôt que la dernière colonie d’Afrique?

Par Yazid Ben Hounet et Sébastien Boulay

Le  18 avril 2018, L’Humanité publiait une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, signée par des dizaines de spécialistes du droit international, des relations internationales, des droits humains et de l’Afrique du Nord. Celle-ci pointait du doigt la responsabilité de la France dans la non-décolonisation du Sahara occidental.

Vu de France, la question du Sahara occidental, lorsqu’elle est abordée dans les médias (c’est-à-dire rarement), se résume bien souvent à un conflit de territoire, disputé entre d’une part le Maroc et de l’autre un « mouvement indépendantiste », le Front Polisario, « soutenu par l’Algérie ».

Vu de l’international, et des spécialistes en la matière, la situation du Sahara occidental est avant tout celle d’une décolonisation entravée par le Maroc, qui occupe près de 80 % du territoire avec le soutien (en coulisse) de la France. Elle génère des violations des droits humains et des crimes de colonisation dans les territoires sous occupation marocaine.

Une décolonisation entravée

Colonie espagnole de 1884 à 1976, le Sahara occidental a très tôt attisé les convoitises du voisin marocain puis, plus tardivement, de la Mauritanie, qui envahissent le territoire fin 1975-début 1976 conformément à un accord passé avec le régime de Franco (14 novembre 1975) à l’insu du peuple colonisé du Sahara occidental (les Sahraouis) et en infraction avec les résolutions onusiennes.

Cette invasion déclenche une guerre de seize ans avec le Front Polisario, mouvement de libération fondé en 1973 qui lutte d’abord contre l’Espagne pour la décolonisation du territoire, et est reconnu comme unique représentant du peuple sahraoui par l’ONU en mai 1975.

Le Front Polisario s’inscrit dans le sillage des mouvements de libération africains, conformément aux résolutions de l’ONU (1) et de la charte de l’Organisation de l’unité africaine (Addis-Abeba, 1963), document fondateur de l’Union Africaine.

Référendum d’autodétermination

Cette dernière établissait deux principes clairs pour toute l’Afrique : d’une part le respect des frontières héritées de la colonisation, afin d’éviter les potentiels conflits de frontière entre les pays nouvellement décolonisés (règle rappelée à la Conférence du Caire de 1964) ; d’autre part le soutien des États nouvellement indépendants aux mouvements de libération nationale dans les territoires non encore décolonisés (cas du Front Polisario).

La guerre provoque un exode massif de réfugiés sahraouis dans des camps que le Croissant rouge algérien installe dans le Sud-Ouest du pays près de Tindouf, où un État sahraoui indépendant – la République arabe sahraouie démocratique (RASD) – est proclamé le 27 février 1976 par les nationalistes sahraouis.

En 1979, la Mauritanie, exsangue, se retire du conflit. La RASD devient membre de l’Union africaine en 1982. En 1991, un cessez-le-feu entre le Front Polisario et l’État marocain prévoit l’organisation d’un référendum d’autodétermination sous les auspices des Nations unies qui créent la Mission des Nations unies pour un référendum au Sahara occidental (Minurso), chargée de surveiller le cessez-le-feu et d’organiser la consultation électorale.

Une société bâillonnée

Trente ans plus tard, le référendum d’autodétermination n’a toujours pas eu lieu, du fait de désaccords récurrents sur les listes d’électeurs ; le Maroc proposant désormais (depuis 2007) un plan d’autonomie élargie. En novembre 2020, le conflit reprend dans ce qui demeure la dernière colonie d’Afrique.

Dans la lettre ouverte mentionnée précédemment, il y est expliqué que la France « soutient chaque année au mois d’avril, au Conseil de sécurité, la position marocaine de refus d’élargissement du mandat de la mission de maintien de la paix des Nations unies (la Minurso) à la surveillance des droits humains, mais aussi de mise en œuvre d’un référendum d’autodétermination, objectif premier du cessez-le-feu de 1991 et, ne l’oublions pas, exigence des Nations unies depuis 1966 ».

« Cette position française permet à l’État marocain – que l’ONU, l’OUA-UA et l’UE continuent de considérer comme occupant ce territoire – de poursuivre son entreprise de colonisation en favorisant notamment le déplacement de populations en provenance du Maroc, en emprisonnant et en « jugeant » des prisonniers politiques sahraouis sur le sol marocain, deux motifs flagrants (parmi d’autres) de violation du droit international et du droit humanitaire international. »

Trente années de prison

De fait, la Minurso demeure la seule mission des Nations unies au monde à ne pas avoir de mandat d’observation des violations des droits humains. Le 11 juin 2022, la section espagnole de Reporters sans frontières a présenté son rapport sur le Sahara occidental, véritable trou noir de l’information, devenu une zone de non-droit pour les journalistes.

Quatre décennies d’abandon de la dernière colonie d’Afrique, un conflit de basse intensité sur le terrain et dans les médias, ont fait du Sahara occidental une citadelle impénétrable journalistiquement, une zone de violation des droits humains à l’égard des Sahraouis et des journalistes indépendants. Parmi le groupe de prisonniers du fameux camp de la dignité – Gdeim Izik (2010) – figurent quatre journalistes aux côtés des militants, victimes de tortures, passages à tabac, de périodes d’isolement en plus de procès tronqués assortis de peines très lourdes allant jusqu’à la perpétuité.

Naâma Asfari, juriste, défenseur des droits humains, époux de Claude Mangin-Asfari, citoyen d’honneur de la ville d’Ivry, est l’un de ces prisonniers. Il a été condamné, dans un procès inique, à 30 ans de prison. Comme dix-huit de ses compagnons, il demeure en prison depuis 2010. Le 12 décembre 2016, le Maroc était condamné par le Comité de l’ONU contre la torture à la suite d’une plainte déposée par l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) et les avocats de Naâma Asfari.

Intenses violations des droits humains

S’ajoutent à cela d’autres emprisonnements non médiatisés et des violences régulières perpétrées à l’encontre des militants sahraouis, et notamment des femmes comme Aminatou Haidar et Sultana Khaya. Dans un rapport accablant, publié fin 2021, la Fédération d’associations catalanes amies du peuple sahraoui et l’association Novact (Institut international pour l’action non-violente), en partenariat avec le Groupe de soutien de Genève pour la protection et la promotion des droits humains au Sahara occidental, répertoriaient et dénombraient pas moins de cent soixante violations de droits humains sur la seule période de novembre 2020 à novembre 2021, soit une moyenne d’une violation tous les deux jours : attaques contre des civils et leurs biens, dont des exécutions ; restriction généralisée de circulation et de mouvement ; assignations à résidence, raids et destruction de biens ; détentions arbitraires et autres mesures de privation de liberté ; agressions physiques et tortures ; procès iniques, etc. On mesure l’intensité de telles violations des droits humains lorsqu’on la rapporte à la taille de la population sahraouie vivant sous occupation (entre 100 000 et 200 000 personnes). (3)

Ces violations sont enfin aggravées par le mur marocain au Sahara occidental, l’un des plus longs au monde, et paradoxalement l’un des moins visibles dans les grands médias. Il divise le Sahara occidental, et son peuple, en deux parties. Plus de sept millions de mines antipersonnel, jonchées tout le long, mettent quotidiennement la vie des Sahraouis et de leurs troupeaux en danger .

Un crime contre l’humanité

Depuis la lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, le soutien de la France à cette entreprise coloniale s’est renforcé : installation d’une délégation de la chambre française de commerce et d’industrie à Dakhla, dans la partie illégalement occupée par le Maroc (1er mars 2019), mise en place via l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de partenariats scientifiques maroco-français couvrant le Sahara occidental, ouverture d’une antenne du parti présidentiel, LREM, à Dakhla également (8 avril 2021).

Aujourd’hui, tandis que la guerre fait rage en Ukraine et oblige les pays européens à repenser leurs approvisionnements énergétiques, le gouvernement français semble particulièrement investi dans son rapprochement avec l’Algérie… Espérons que le président français sache se souvenir des propos qu’il avait tenus à Alger le 15 février 2017 : « Oui, la colonisation est un crime contre l’humanité »

Par Yazid Ben Hounet, chercheur au CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale (CNRS-EHESS-Collège de France) et Sébastien Boulay, maître de conférences à l’Université de Paris, Centre Population et développement (Université de Paris, IRD).

Notes :

(1) Résolution 1514 de l’Assemblée Générale des Nations unies du 14 décembre 1960.

(2) Résolutions de la Conférence d’Addis-Abeba sur la décolonisation – document fondateur de l’Organisation de l’Unité africaine – du 22 au 25 mai 1963.

(3) L’Ined estime à 626 000 personnes la population du Sahara occidental en 2021. Du fait de la colonisation de peuplement massive, les Sahraouis se retrouvent en minorité et représenteraient, à l’heure actuelle, à peu près le tiers de la population sur la partie occupée par le Maroc. Différents rapports d’ONG estiment à environ 175 000 le nombre de Sahraouis réfugiés dans les camps près de Tindouf. À cela s’ajoutent les Sahraouis vivant dans les territoires contrôlés par la RASD (environ 20 % du Sahara occidental), en Mauritanie et ailleurs (Europe – Espagne principalement ; USA, etc.).

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