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Les enjeux de l’offres d’achat émiratie des actions de Naturgy

Par Abderrahmane Mebtoul

Professeur des universités, expert international, ancien directeur des études au ministère de l’Énergie et à la Sonatrach et président de la commission transition énergétique de la société civile des 5+5 + Allemagne 2019/2020.

L’objet de cette présente contribution s’appuyant sur des données officielles est de situer la place de Sonatrach tant au sein de l’économie mondiale dont l’Europe son principal marché ainsi que sa contribution au niveau national et de poser la problématique de la proposition d’achat de Naturgy espagnol par le groupe énergétique Émirati TAQA.

1.- Sonatrach société stratégique

Selon le magazine britannique « The Economist » entre 2022 et 2023 Sonatrach a été classée parmi les 15 plus grandes compagnies pétrolières au monde et classée 12e en termes de production de pétrole et de gaz. Elle domine le classement des entreprises africaines, contribuant à plus de 10 % du chiffre d’affaires total des 500 entreprises répertoriées par le magazine Jeune Afrique, qui s’élève à 760 milliards de dollars. Dans le domaine énergétique, l’Algérie est un acteur central de l’approvisionnement en gaz de l’Europe et selon le rapport du Forum des pays exportateurs de gaz de janvier 2024, en 2023, l’Algérie a fourni 19% du gaz naturel exporté par gazoduc vers l’UE, se classant ainsi juste derrière la Norvège, qui occupe la première place en la matière avec une part de marché de 54%, alors que la Russie s’est classée à la troisième place, avec une part de 17%. Les réserves de pétrole en Algérie sont estimées à environ entre 10/12 milliards de barils et pour le gaz naturel, 2400/2500 milliards de mètres cubes gazeux selon les données d’un conseil des ministres de janvier 2022 ( source agence officielle APS) encore que le niveau des réserves se calcule en référence au vecteur prix international, évolutif au regard du coût de production. Selon le dernier rapport de GECF, le coût par baril équivalent pétrole a atteint 5,30 dollars pour le gaz naturel et 8,80 dollars pour le pétrole, contre respectivement 2,60 dollars et 3,50 dollars en 2022, donnant une rente aux anciens gisements amortis encore rentables, mais dont le coût est croissant pour les vieux gisements, cette augmentation des coûts pouvant en partie s’expliquer par la localisation des nouvelles découvertes, principalement dans les blocs offshore en eaux profondes, 41 % des nouvelles découvertes en 2023 ayant été réalisées dans des eaux très profondes et 30 % dans des zones en eaux profondes. Selon son PDG , Sonatrach en a, 2023, exporté 34,9 milliards de mètres cubes (m3) de gaz naturel vers le marché européen. En plus des exportations de GNL la structure globale des exportations donnant environ 33% GNL et 67% gaz naturel par canalisation- GN- il y a eu une augmentation de 25,6% en 2023 par rapport à 2022, en direction de l’Europe qui a permis de consolider la part de Sonatrach dans les importations européennes de GNL de 10% contre 8% enregistré en 2022. Rappelons que l’Algérie a deux importantes canalisations le Medgaz qui la relie à l’Espagne pour une capacité de 10 milliards de mètres cubes gazeux et le Transmed vers l’Italie d‘une capacité de 32 milliards de mètres cubes gazeux mais fonctionnant en sous capacité, avec des exportations exportation en 2023 d’environ 23/24 milliards de mètres cubes gazeux , incluant 3 milliards de mètres cubes gazeux additionnels. Selon le Ministre de l’Énergie et des Mines (source officielle APS 11 mars 2024), au sein de la structure des exportations en 2023, les hydrocarbures représentent environ 92/93% des entrées en devises mais si on inclut les dérivés d’hydrocarbures le taux passe à environ 97/98% et selon les statistiques douanières, donc officielles, les exportations hors hydrocarbures sont passées de 7 milliards de dollars en 2022 et à environ 5 en 2023 et sur ces 5 milliards de dollars 67% sont des dérivés d’hydrocarbures. Les recettes des exportations algériennes d’hydrocarbures ont atteint 50 milliards de dollars en 2023, enregistrant ainsi une baisse de 16% par rapport à 2022, ce recul s’expliquant par la baisse des prix du pétrole, à 84 dollars le baril fin 2023 contre 104 dollars fin 2022 et bien que la production commercialisée d’hydrocarbures en Algérie a atteint près de 170 millions de tonnes équivalent pétrole soit une hausse de plus de 3% par rapport à 2022. La production moyenne de pétrole brut en Algérie s’est élevée à environ 997.000 barils par jour au cours du premier semestre 2024 selon les estimations de l’Opep et tenant compte de la réduction volontaire de 48 mille barils par jour approuvée à partir de mai 2023 et devant se poursuivre jusqu’à la fin de 2024. Les principaux destinataires des exportations au premier trimestre de 2024 sont la France avec une moyenne de 68,8 mille barils par jour, contre 61,4 mille barils par jour, l’Italie 55,9 mille barils par jour contre 48,8 mille barils par jour pendant la même période en 2023 et l’Espagne, pour le pétrole, ses importations en provenance d’Algérie ayant diminué pour atteindre 45,6 mille barils par jour au cours du premier trimestre de 2024, contre 64,6 mille barils par jour au cours du même trimestre de l’année 2023. Viennent ensuite des pays avec des quantités relativement faibles comme les Pays-Bas à 44,5 mille barils par jour, comparativement à 20,3 mille barils par jour pendant la même période de l’année 2023, le Royaume-Uni avec une moyenne de 6,5 mille barils par jour au cours du premier trimestre de 2024, comparativement à 44,5 mille barils par jour au cours du même trimestre en 2023. Les autres pays clients de Sonatrach ont importé 233,7 mille barils par jour au cours des trois mois se terminant en mars 2024 dont l’Inde, avec une moyenne de 68 mille barils par jour, la Corée du Sud et le Portugal , avec environ 41 mille barils par jour. Pour accroître ses exportations, Sonatrach prévoit d’investir 50 milliards de dollars durant la période 2024-2028, tout en précisant que 71 % de ce montant sera investi dans l’augmentation de la production primaire des hydrocarbures pour la porter à 207 millions de tonnes équivalent pétrole en 2028 contre 190 millions de tonnes en 2023. Selon les extrapolations du Ministère de l’Energie, la consommation intérieure d’énergie primaire se répartissant en 99,6% de combustibles fossiles , pétrole 35%, gaz naturel, 64%, charbon 0,4% et 0,4% d’énergies renouvelables en cas de non découvertes substantielles, d’un nouveau modèle de consommation énergétique, liant l’efficacité énergétique et la production d’Energie renouvelables (hydraulique, solaire, hydrogène vert, bleu et blanc) étant prévu, une puissance d’origine renouvelable de près de 22 000 MW, dont 12 000 MW dédiés à couvrir la consommation intérieure et 10.000 MW à l’exportation, soit environ 35% de la consommation intérieure à l’horizon 2030/2035, si cette politique de Mix énergétique n’est pas mis en œuvre concrètement, la consommation intérieure représenterait 80% du total de la production horizon 2030, menaçant les capacités d’exportation. Cela renvoie d’ailleurs à la forte consommation intérieure liée à la politique des subventions des produits énergétiques généralisés, non ciblées, et donc à toute la politique industrielle , du BTPH budgétivores et au gaspillage au niveau des ménages. Selon le Commissariat aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique (CEREFE), en 2022, la consommation des ménages, des tertiaires (bâtiments administratifs, hôpitaux, hôtels et écoles) et du secteur agricole a représenté 66% de la consommation nationale de gaz naturel, le secteur de l’industrie représentant , pour sa part, 33%. Selon les données du Ministère de l’Energie reprises, la moyenne des exportations de pétrole algérien durant le premier trimestre 2024 s’élevait à 430.970 barils , sur une moyenne de 909.700 barils jour, nous avons 47,41%, à l’exportation et 52,59%,pour la consommation intérieure et pour le gaz naturel sur plus de 110/120 milliards de mètres cubes gazeux de production annuelle (devant injecter envirron20/25% dans les puits pur éviter leur épuisement), nous avons plus de 50% de la production pour la consommation intérieure.

2.-Proposition d’achat de Naturgy par TAQA et les relations énergétique algéro-espagnoles

Le groupe énergétique émirati TAQA a confirmé qu’il était en pourparlers avec les principaux actionnaires de la socité Naturgy, un important client de Sonatrach, pour acheter plus de 41,3 % des actions de la société espagnole. Les Emirats sont déjà présents dans le secteur énergétique espagnol, où leur fonds d’investissement souverain Mubadala Investment Company contrôle 63% de la compagnie pétrolière Cepsa. Et depuis 2020, Mubadala détient également une participation de 3,1% dans Enagás, la société de transport de gaz naturel et gestionnaire technique du système gazier espagnol, ce qui en fait le cinquième actionnaire. Sonatrach est présente avec 3,85% de Naturgy des actions, les autres actionnaires étant notamment le holding espagnol Criteria Caixa (27%), le fonds australien IFM (15%), le fonds britannique CVC (20,7%) et le fonds américain GIP (20,6%). Ces discussions pourraient éventuellement mener à une offre publique d’achat totale du groupe énergétique espagnol, dont le groupe Sonatrach détient 4,1% des parts. Les négociations portent sur la cession des parts de Criteria, qui possède 26,7% de Naturgy, ainsi que de trois fonds d’investissement étrangers, notamment fonds mondial de capital-investissement (CVC) qui détient 20,7%, le fonds d’investissement Global Infrastructure Partners « GIP » (20,6%) et le fonds d’investissement australien IFM Global Infrastructure (15%). Et selon le journal espagnol La Vanguardia, cette transaction serait évalué à plus de 10 milliards d’euros pour acquérir cette part de Naturgy. Mais la réglementation espagnole exige une offre publique d’achat lorsqu’un acheteur souhaite acquérir plus de 30% d’une société cotée en bourse, TAQA devant obtenir l’approbation du gouvernement espagnol, étant donné l’importance de Naturgy dans le système énergétique du pays. Car elle est la plus grande entreprise gazière d’Espagne, présente également dans les énergies renouvelables, avec une capacité installée d’environ 6,5 GW. Le gouvernement espagnol disposerait de leviers qui incluent l’entrée au capital des entreprises, mais aussi la recherche d’investisseurs partageant les mêmes idées ou de mini-fonds souverain pour les investissements étrangers. Le média indique que «la nouvelle politique industrielle du gouvernement espagnole s’inscrit dans le cadre européen de l’autonomie stratégique ouverte», avec certaines doses de protectionnisme et d’intervention, le concept d’autonomie stratégique ouverte de l’UE ayant pour objectif de renforcer et de sécuriser les capacités de production internes de l’UE, notamment dans les secteurs considérés comme critiques. Aussi, cette offre publique d’achat envisagée par le groupe émirati TAQA, contrôlé par le gouvernement d’Abou Dhabi, sur la société Naturgy préoccupe donc aussi bien les gouvernants espagnols qu’algériens ( voir notre interview à paraître dans un des plus grand quotidien au niveau mondial sur ce sujet le quotidien espagnol El Pais en langue espagnole et anglaise). C’est que Naturgy possède 49% du gazoduc Medgaz, long de 210 km reliant la ville de Beni-Saf ( Ouest de l’Algérie) à Almeria (sud de l’Espagne), son principal fournisseur de gaz. Sonatrach étant actionnaire majoritaire du gazoduc avec 51% des parts depuis mai 2020, suite à l’acquisition des parts de l’autre entreprise espagnole Cepsa, dont la capacité de transport du gazoduc a été portée à 10,5 milliards de mètres cubes par an, contre 8 milliards précédemment, cette extension ayant représenté un coût de 81,76 millions d’euros. Medgaz a enregistré un chiffre d’affaires de 295,761 millions d’euros en 2022, une augmentation de plus de 19 % par rapport à l’année 2021, avec un résultat d’exploitation de 211,997 millions d’euros et un bénéfice de 135,937 millions d’euros en 2022, marquant une augmentation de 28,3 % de ses profits par rapport à 2021. En 2023, l’Algérie est en tête des fournisseurs de gaz à l’Espagne ayant fourni 29,2% des quantités de gaz importées par l’Espagne et depuis le début de l’année (janvier à février 2024), l’Algérie a fourni 33,1% du total des besoins espagnols en gaz naturel, suivie par les États-Unis (24,5%) et la Russie (23,1 %).et fin mars 2024, couvrant 42% des importations totales de l’Espagne , devant la Russie (25,7%) et les Etats-Unis (18,2%).

En conclusion, nous sommes à l’ère de la mondialisation avec d’importantes transactions boursières au niveau mondial où les échanges sur les marchés actions se sont élevées en 2023 à plus de 100.000 milliards de dollars, presque l’équivalent du PIB mondial, certains gouvernants préconisant une taxe mondiale sur les transactions financières qui pourrait rapporter plus de 400 milliards de dollars US par an. La cession d’actions est donc une pratique normale conforme au droit du commerce international. Cependant parfois des clauses précises sont prévues dans les contrats lors de la cession des actions devant éviter toute violation de ces accords qui pourraient entraîner un long un arbitrage international , comme la minorité de blocage et le droit de préemption qui est l’avantage qui est donné à quelqu’un, soit par la loi soit par une disposition contractuelle de pouvoir se substituer à l’acquéreur d’un droit ou d’un bien pour en faire l’acquisition à sa place et dans les mêmes conditions que ce dernier. Sonatrach ayant toujours respecté ses engagements internationaux et étant un fournisseur fiable pourtant, l’Algérie suit avec une extrême attention l’offre de rachat de Naturgy, la balle étant dans le camps du gouvernement espagnol et se pose cette question si cette éventuelle cession d’actions est une opération purement commerciale ou si elle sous entend des visées géostratégiques de la part des Emiraties à l’encontre de l’Algérie.

ademmebtoul@gmail.com

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