Débats

La Fed doit faire preuve d’imagination

Par Stephen S. Roach

Stephen S. Roach, membre du corps professoral de l’Université de Yale et ancien président de Morgan Stanley Asia, est l’auteur de Unbalanced: The Codependency of America and China.

Le débat sur l’inflation transitoire est terminé aux USA, car la poussée inflationniste est devenue pire que ce à quoi la Fed (la Réserve fédérale américaine) s’attendait. Toujours optimistes, pour l’essentiel les marchés financiers ne se sont pas laissés démonter. Presque tout le monde pense que la Fed a la sagesse voulue et les moyens pour contenir l’inflation sous-jacente. Cela reste à voir !

La Fed conseille de faire preuve de patience. Convaincue que ses mauvaises prévisions finiront par se révéler correctes, elle se contente d’attendre. Il n’y a pas de quoi s’étonner : elle a en quelque sorte télégraphié cette attitude dans le cadre de son ciblage d’un « taux d’inflation moyen » qu’elle a adopté en août 2020.

En théorie, le ciblage d’un taux d’inflation moyen semblait un bon choix : une élégante cohérence arithmétique de sous-estimations compensées par des surestimations. Pourtant ce ciblage était faussé dès le départ. Il repose sur une approche tournée vers un passé marqué par une croissance lente accompagnée d’une inflation faible. Comme beaucoup, la Fed pensait que la crise déclenchée par la pandémie de début 2020 ressemblerait à la crise financière mondiale de 2008-2009, avec le risque d’une nouvelle reprise anémique, susceptible de pousser vers la déflation une inflation déjà faible – ce que l’on a vu au Japon.

Depuis l’éclatement de la bulle Internet en 2000, les responsables de la Fed craignent le scénario japonais pour une économie américaine sujette aux crises : des décennies perdues de stagnation couplées à une déflation persistante. Cette inquiétude est compréhensible si une crise survient alors que l’inflation est dangereusement proche de zéro. Mais en se focalisant sur les risques d’une déflation à la japonaise, la Fed a pratiquement ignoré la possibilité d’une poussée inflationniste inattendue. Or c’est exactement ce qui s’est produit.

Du fait du rebond explosif de la demande globale après le confinement – rebond que la Fed a elle-même alimenté – les chaînes d’approvisionnement mondiales déjà sous pression n’ont pas résisté longtemps. De l’alimentation, des semi-conducteurs, de l’énergie, au transport maritime, au logement et aux salaires, les pressions sur les prix et les coûts s’exercent de tous côtés. On assiste un peu partout à une valse des prix, et un choc inflationniste majeur pourrait survenir.

Mais il y a une complication supplémentaire : la Fed croit dans les pouvoirs magiques de son bilan. Comme le ciblage d’une l’inflation moyenne, la mise en œuvre du relâchement monétaire est une conséquence des crises récentes. Ben Bernanke, d’abord en tant que gouverneur de la Fed, puis en tant que président, a mené la charge en dressant la liste interminable des mesures non conventionnelles auxquelles peut recourir un système monétaire fiduciaire lorsque le taux directeur nominal s’approche de zéro.

Bernanke a parlé une première fois de prévention de la déflation lors d’un discours prononcé en 2002. Il a souligné la capacité illimitée de la Fed à injecter des liquidités par le biais d’achats d’actifs en cas de risque de déflation. Mais lorsque ce risque s’est plus ou moins matérialisé en 2009, le scénario de Bernanke s’est transformé en plan d’action ; et cela a aussi été le cas au milieu de la crise liée au COVID-19 en 2020. Malgré des taux d’intérêt proches zéro, toujours créative, la Fed n’a jamais été à court de munitions.

Le défi consiste à normaliser la politique monétaire et à la ramener à son état d’avant-crise. Or la Fed n’a pas encore trouvé la solution, que ce soit pour le taux d’intérêt directeur conventionnel ou pour le bilan non conventionnel.

Elle est confrontée à deux obstacles pour normaliser sa politique. Premièrement, il est délicat de mettre fin à une politique monétaire ultra accommodante, car cela risque d’entraîner des corrections sur le marché des actifs, ainsi que dans l’économie réelle dépendante des actifs. Deuxièmement, la confusion règne quant à la durée nécessaire pour ramener la politique monétaire à son état d’avant-crise, car jusqu’à présent il n’y a jamais eu d’urgence à normaliser. Et la persistance d’une inflation faible, souvent inférieure à la valeur ciblée, donnerait à une banque centrale une grande marge de manœuvre pour avancer par étapes sur la voie de la normalisation.

Maintenant la Fed doit normaliser face au risque d’un choc inflationniste. Cela remet en question le scénario de normalisation envisagé dans le cadre d’une inflation faible. Or la Fed ne fait pas de différence entre normalisation dans un contexte d’inflation faible et dans un contexte de risque inflationniste. Elle laisse entrevoir un déroulement mécanique de sa stratégie en deux étapes, celle qu’elle a utilisé au plus profond de la crise. Elle considère la normalisation comme l’opération inverse : réduire son bilan, et ensuite relever son taux directeur.

Cette séquence peut être appropriée dans un contexte de faible inflation, mais un choc inflationniste la rend inapplicable. La première étape privilégiée, la réduction du bilan, n’aura probablement qu’un impact limité sur l’économie réelle et l’inflation. Il est long et compliqué d’agir sur les taux d’intérêt à long terme et de compter sur les effets de richesse décalés de l’ajustement du prix des actifs. La Fed doit modifier l’ordre des mesures qu’elle envisage de prendre.

Les pressions inflationnistes s’installant dans la durée, le taux directeur devrait constituer la première ligne de défense, plutôt que la dernière cartouche à jouer. En terme d’inflation réelle (ajustée en fonction de l’inflation), le taux directeur des fonds fédéraux actuellement de -6% est encore plus bas qu’il ne l’était au milieu des années 1970 (-5% en février 1975) lorsque des erreurs de politique monétaire ont préparé le terrain à la Grande inflation. La lenteur de réaction de la Fed est des plus inquiétants.

Voici mon conseil à sa Commission fédérale de l’Open Market : faire preuve de davantage d’imagination créatrice. Avec la montée de l’inflation, il faut arrêter de défendre une mauvaise prévision et renoncer à jouer avec le bilan. Le moment est venu d’utiliser l’arme lourde de la hausse des taux d’intérêt avant qu’il ne soit trop tard. Les banques centrales indépendantes peuvent se permettre d’ignorer le contrecoup politique que cela entraînera. J’aimerais que tout le monde puisse en faire autant.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Copyright: Project Syndicate, 2021.

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