Maîtriser l’inflation
Par Abderrahmane Mebtoul
Professeur des universités et expert international.
Durant le mois sacré du Ramadhan, l’inflation sera-t-elle maîtrisée ? La question impose de s’attaquer aux causes fondamentales de l’inflation, loin des mesures conjoncturelles pour un stabilité qui dure dans le temps.
Comprendre le processus inflationniste interne en Algérie implique, à la fois, de le relier à l’inflation mondiale, aux équilibres macroéconomiques et macro- sociaux internes, selon une vision dynamique qui prend en compte la répartition du revenu par couches sociales, l’évolution des salaires et traitements pour déterminer le réel pouvoir d’achat. C’est un problème complexe où chaque gouvernement essaie de concilier l’efficacité économique et la nécessaire cohésion sociale. Une problématique qui ne touche pas seulement l’Algérie mais la majorité des pays comme en témoignent les nombreuses revendications salariales à travers le monde
Face aux indicateurs économiques, l’action de l’Etat en faveur de la cohésion sociale
Encore pour longtemps l’économie algérienne tant pour la relance économique que pour la stabilité sociale dépendra du cours des hydrocarbures et d’une plus grande rigueur budgétaire. Le taux d’inflation reprenant les données de l’ONS légèrement corrigé selon Statisca International entre 2014 et fin 2023 a évolué ainsi : de 2014 à 2023 : 2014-2,92%, 2015 4,78%-2016 6,40%- 2017-5,59% – 2018 -4,27%- 2019- 5,60%- 2020- 6,70%- 2021-8,70% – 2022- 10,20% – 2023- 9,2%. Pour le FMI après correction des données algériennes tenant compte des prix réels sur le marché de 1970 à fin 2023, la moyenne a été de 8,8% par an et durant cette période le taux d’inflation aurait été de 6969,61% où un bien de consommation qui coûtait 100 dinars en 1970, coûte 7069,01 dinars à fin décembre 2022. Il est à préciser que l’indice d’inflation de l’ONS n’a pas été réactualisé depuis 1971. Or, le besoin est historiquement daté, certains biens entre 2021/2023 ont connu une hausse entre 100% et 200% comme les pièces détachées. En plus des factures d’électricité, de l’eau, du loyer, on peut se demander comment un ménage dont le revenu varie entre 30.000/50.000 dinars, peut-il survivre, s’il vit seul, en dehors de la cellule familiale, qui, par le passé, grâce au revenu familial, servait de tampon social ? Mais attention à la vision populiste : doubler les salaires sans contreparties productives entraînera une dérive inflationniste, un taux supérieur à 20% qui pénaliserait les couches les plus défavorisées, l‘inflation jouant comme distributeur au profit des revenus spéculatifs. Pour parer à ce processus inflationniste et atténuer la détérioration du pouvoir d’achat d’une grande majorité de la population, en rappelant que le Décret présidentiel n° 21-137 fixe le salaire national minimum garanti à 20.000 dinars mensuel depuis le 1er juin 2021 (soit au cours du marché parallèle 85 euros), pour l’année 2023, il a été prévu une augmentation de 4.470 dinars, où un travailleur qui touche 30.000 dinars actuellement, sur les deux années, son salaire sera porté à plus de 39.000 dinars. Cela touche 2,8 millions de fonctionnaires et contractuels avec une incidence financière de 340 milliards de dinars, le ministre des Finances ayant donné la masse salariale globale qu’il a estimé à 4.629 milliards de dinars représentant 47,39% du budget de fonctionnement pour 2023. Par ailleurs, il y a eu l’exonération de l’IRG (Impôt sur le revenu global) de tous les salaires de moins de 30.000 dinars ayant bénéfice selon l’APS à 6,5 millions de citoyens et en mars 2022. Outre l’allocation chômage , depuis sa mise en œuvre le 25 février 2022, a permis à de nombreux bénéficiaires de profiter d’un soutien financier à hauteur de 15 000 dinars mois, où selon le ministère du Travail ( source APS) le dernier recensement du gouvernement faisant état de 2 350 000 bénéficiaires en 2023, l’État ayant alloué un budget de 457,47 milliards de dinars. Pour assurer la cohésion sociale, le Gouvernement a consacré en 2023 environ 5000 milliards de dinars aux transferts sociaux soit au cours de 137 dinars un dollar, 36,49 milliards de dollars. Pour la Loi de finances 2024, près de 20 % du budget de l’État servira à la subvention des produits laitiers, des céréales, de l’huile, du sucre et au raccordement en électricité, en gaz, en eau des foyers et la farine, la semoule, certains légumes, le poulet et les œufs seront de leur côté, jusqu’au 31 décembre 2024 au moins, exemptés de la TVA. Mais des subventions non ciblées sont injustes, celui qui perçoit 200.000 dinars par mois en bénéficiant au même titre que celui qui perçoit 20.000/30.000 dinars. Et ces mesures conjoncturelles ne peuvent être que transitoire car du fait des tensions budgétaires et le retour de l’inflation, s’impose une planification stratégique par la relance économique pour 2024/2025/2030 conditionnée par la lutte contre le terrorisme bureaucratique qui étouffe les énergies créatrices, et la fin de l’instabilité juridique et monétaire qui ne permet aucune prévision.
Les sept raisons interdépendantes du processus inflationniste
La première raison, est l’accroissement de la population algérienne avec des besoins croissants de la population algérienne qui a évoluée ainsi :– 1960 l’Algérie comptait 11,27 millions d’habitants – 1970 à 14,69 millions d’habitants -1980 à 19,47 millions d’habitants -1990 à 26,24 millions d’habitants -2010 à 37,06 millions d’habitants et au 01 janvier 2024, 46 044 729 habitants avec un taux de croissance annuel de 1,42 %, l’Algérie représentant 0,569% de la population mondiale. (voir étude pour la présidence de la République sous la direction du Pr Abderrahmane Mebtoul pour la révision salariale, Pression démographique, inflation et évolution salariale (4 volumes 560 pages .2008) . La deuxième raison, est l’inflation importée, encore selon le FMI , l’inflation mondiale devrait régulièrement reculer, de 8,7 % en 2022 à 6,9 % en 2023, puis à 5,8 % en 2024, en raison du resserrement de la politique monétaire facilité par une baisse des cours internationaux des produits de base. L’Algérie est impactée puisque 85% des besoins des ménages et des entreprises publiques et privées dont le taux d’intégration ne dépasse pas 15%, proviennent de l’extérieur. La sécurité alimentaire mondiale est posée car outre les effets du réchauffement climatique via la pénurie d’eau douce, les prix des produits agricoles connaissent un prix élevé surtout depuis la crise en Ukraine. Par ailleurs, les tensions géostratégiques notamment en Mer rouge ( diminution du trafic par le canal de Suez de près de 40%) où le coût du container a été multiplié par deux à trois selon les distances entraînant la hausse des prix des produits importés. La troisième raison est le déficit budgétaire. Pour son équilibre budgétaire selon le FMI et en référence à la loi de finances 2023, l’Algérie a besoin d’un baril de pétrole à près de 149,2 dollars pour assure cet équilibre selon les données du rapport du FMI d’octobre 2022 contre 135 dollars pour l’exercice 2020/2021 et 100/109 pour l’exercice 2019/2020. Pour la loi de 2024, le budget de l’Etat, dans le cadre de cette loi, prévoit une hausse historique des dépenses à 15.275,28 milliards DA en 2024, alors que les recettes devraient s’établir à 9.105,3 milliards de DA, le déficit budgétaire dépasserait les 46 milliards de dollars, et pour éviter une hyperinflation s’impose une grande rigueur budgétaire . En effet, du fait de la baisse des recettes de Sonatrach par rapport à 2022, qui ont été de 60 milliards de dollars pour un cours moyen de 106 dollars le baril et 16 dollars le MBTU pour le gaz, avec une moyenne de 80 dollars pour l’année 2023 et 11/12 dollars le MBTU les recettes de Sonatrach devraient se situer à environ 50 milliards de dollars et en incluant les exportations hors hydrocarbures d’environ 5 milliards de dollars contre 7 en 2022, nous aurons une recette totale d’exportation d’environ 55 milliards de dollars( 67% provenant des dérivées d’hydrocarbures- source statistiques douanières). La quatrième raison est la faiblesse de la production et productivité interne, la non proportionnalité entre la dépense publique et les impacts économiques (déficit budgétaire) influant sur le taux de croissance où pour l’Algérie, selon le rapport de l’OCDE, dépensant deux fois plus pour avoir deux fois moins d’impacts, en référence aux pays similaires, renvoyant à la mauvaise allocation des ressources. Selon le Premier ministère, l’assainissement des entreprises publiques ont coûté au Trésor public, environ 250 milliards de dollars, durant les trente dernières années à fin 2020, dont plus de 90% sont revenues à la case de départ et plus de 65 milliards de dollars de réévaluation, les dix dernières années à fin 2020, faute de maîtrise de la gestion des projets. Malgré des dépenses en devises importantes entre 2000/2021 (sans compter les dépenses en dinars), la croissance a été dérisoire, en moyenne annuelle, de 2/3%, alors qu’elle aurait dû dépasser 9/10%. Les perspectives économiques de l’Algérie sont encourageantes, le FMI et la Banque mondiale révisant à la hausse leurs prévisions de croissance pour 2023, prévoient 3,8 %. Cependant pour l‘Algérie, il faut un taux de croissance de 8/9% par an sur plusieurs années pour pouvoir absorber le flux additionnel d’emploi d’environ 350.000/400.000/an qui s’ajoute au taux de chômage actuel qui paradoxalement frappe les diplômés, estimé en 2022 par le FMI à plus de 14%, le taux d’emploi incluant les emplois rente improductifs . La cinquième raison, est la dépréciation officielle du dinar. Le cours officiel est passée (cours achat) en 1970, à 4,94 dinars un dollar, en 1980 à 5,03 dinars un dollar ; – 2001 : 77,26 dinars un dollar et 69,20 dinars un euro– 2020 : 128,31 dinars un dollar ; en 2022 140, 24 pour un dollar et 139,30, un dinar pour un euro. Le dinar officiel est coté ( source B A) le 10 mars 2024 était de 134,3866 dinars un dollar et 146,9115 dinars un euro. La dépréciation officielle du dinar permet d’augmenter artificiellement la fiscalité des hydrocarbures (reconversion des exportations d’hydrocarbures en dinars) et la fiscalité ordinaire (via les importations tant en dollars qu’en euros convertis en dinar dévalué), cette dernière accentuant l’inflation des produits importés (équipements), matières premières, biens, montant accentué par la taxe douanière s’appliquant à la valeur du dinar, supportée, en fin de parcours, par le consommateur comme un impôt indirect, l’entreprise ne pouvant supporter ces mesures que si elle améliore sa productivité. La sixième raison, est l’importance du marché informel, non contrôlable par le ministère du Commerce car bon nombre de produits non subventionnées ont tendance à s’aligner sur le cours du marché parallèle qui est coté le 10 mars 2024 à plus de 240 dinars un euro et 222 dinars un dollar à la vente . La sphère informelle représenterait environ pour l’Algérie entre 33/37% du Produit intérieur Brut PIB. Pour la Banque d‘Algérie dans sa note de conjoncture de février 2024 indique que la circulation fiduciaire hors banques représente 33,35% de la masse monétaire globale en Algérie, soit quelque 7395 milliards de dinars à fin septembre dernier, contre 6712 milliards de dinars à fin décembre 2021 reflétant un état de sous-bancarisation où des entrepreneurs, gros commerçants , ménages et autres intermédiaires préfèrent le cash pour moins de traçabilité et surtout pour mieux échapper au fisc alors que dans les pays développés les plus bancarisés, la part de la circulation fiduciaire ne dépasse guère les seuils de 4 à 5% de la masse monétaire globale . L’anticipation d’une dévaluation rampante du dinar, a un effet négatif sur toutes les sphères économiques et sociales, dont le taux d’intérêt des banques qu’elles devraient relever de plusieurs points, s’ajustant aux taux d’inflation réel et freinant, à terme, le taux d’investissement à valeur ajoutée et par la déthésaurisation des ménages qui mettent face à la détérioration de leur pouvoir d’achat, des montants importants sur le marché. Ces derniers alimentent l’inflation, plaçant leur capital-argent dans l’immobilier, des biens durables à forte demande comme les pièces détachées, facilement stockables l’achat d’or ou de devises fortes. La finance islamique n’a pu drainer fin 2023 que moins de 8% du montant global de la sphère informelle , donc un résultat mitigé ,et qu’en sera t -il du bilan de l’ouverture partiel du capital de la BDL et du CPA, en n’oubliant jamais que tout agent économique, opérateur ou ménage guidé par la seule logique du profit, n’existant pas de nationalisme et de sentiments dans la pratique des affaires ( voir étude sous la direction du professeur Abderrahmane Mebtoul- Institut Français des Relations internationales IFRI Paris « ,les enjeux stratégiques de la sphère informelle -2013-reproduite en synthèse réactualisée dans la revue Stratégie IMDEP du ministère de la défense nationale octobre 2019). La septième raison, est la fraude fiscale et la corruption à travers les surfacturations, les trafics aux frontières des marchandises subventionnées, qui se répercutent sur le prix final des biens et accroît le processus inflationniste. La directrice générale des Impôts a fait état, le 04 avril 2023 , de 6000 milliards de dinars d’impôts non recouvrés soit au cours de 137 dinars un dollar 43,79 milliards de dollars. Pour les transferts illicites de capitaux à l’étranger, selon les données du FMI, les entrées en devises entre 2000/2021 sont estimées, approximativement, autour de 1100 milliards de dollars avec une importation de biens et services de plus de 1050 milliards de dollars le solde étant les réserves de change. Une surfacturions entre 10% et 15% donnerait un transfert illicite de devises entre 100 et 150 milliards de dollars entre 2000/2020 placés dans l’achat de biens , ou de tierces personnes ayant la nationalité étrangère et dans des paradis fiscaux où il est difficile de les récupérer. L’opérationnalité des bureaux de change qui ne date pas d’aujourd’hui puisque les dispositions du règlement n°95-07 du 23 décembre 1995 modifiant et remplaçant le règlement n°92-04 du 2 mars 1992 relatif au contrôle des changes notamment ses articles 10 à 15, plus de 40 bureaux de change ont été agréés, aucun n’étant opérationnel, suppose une démarche progressive, la stabilité juridique et monétaire par la maîtrise du processus inflationniste, la refonte du système financier dont les banques publiques accaparent plus de 85% des crédits octroyés et que si l’écart entre l’officiel et le marché parallèle est entre 10/15% minimum, car dans la pratique des affaires pas sentiments.
En conclusion, s’impose la concrétisation urgente des réformes institutionnelles et microéconomiques le cadre macro-économique étant relativement stable grâce aux recettes des hydrocarbures, réserves de change fin estimées à fin 2023 à 73 milliards de dollars, 83 milliards de dollars en comptant les réserves d’or de 173 tonnes, et une dette extérieure inférieure à 1,6% du PIB , nécessitant une mobilisation générale, un large front national, tenant compte des différentes sensibilités et un discours de vérité pour un sacrifice partagé. La population algérienne, face aux nombreux scandales financiers, exige un sacrifice partagé, plus de justice sociale que l’Etat et les hommes chargés de gérer la Cité donnent l’exemple, afin que les Algériens puissent avoir l’envie de construire ensemble leur pays et d’y vivre dignement. La structure des sociétés modernes s’est bâtie d’abord sur des valeurs et une morale qui a permis la création de richesses permanentes, comme nous l’ont enseigné les grands penseurs dont le grand sociologue Ibn Khaldoun qui, dans son cycle des civilisations, montre clairement que lorsque l’immoralité atteint les dirigeants qui gouvernent la Cité c’est la décadence de toute la société.
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