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Entretien avec Mahmoud Boudarene,psychiatre et auteur : « Il faut un système répressif intelligent »

Dans cet entretien, le docteur Mahmoud Boudarene aborde toutes les facettes du trafic de drogue et analyse les effets dévastateurs sur les sujets, dont les écoliers, comme les maladies mentales. Pour ce psychiatre averti, l’Etat doit attaquer, avec détermination, le problème à la source en mettant des dispositifs répressifs intelligents.

Entretien réalisé par :

Riad Lamara

La consommation des drogues et des psychotropes prenddes proportions alarmantes dans le pays et ce, malgré tous les dispositifs préventifs et répressifs. A quoi cette situation est due selon vous ?

La consommation de substances psychotropes ne peut pas ne pas progresser dans notre pays. Elle est en progression dans le monde entier. Cela est dû d’une part à l’augmentation de l’offre et à « l’agressivité » des fournisseurs et autres commerçants (dealers) qui sont très présents sur le terrain ; d’autre part, ces commerçants de la mort – qui connaissent justement le terrain – ciblent les populations les plus fragiles et savent les amener à la consommation des produits qu’ils proposent. L’expérience a montré, à travers le monde entier, que la répression ne suffit pas à réduire ce fléau. Il ne suffit pas de lutter contre l’offre, il faut sans doute agir aussi pour réduire la demande. Même si l’on sait très bien que, souvent, c’est l’offre qui détermine la demande, un certain nombre de facteurs propres à l’individu (psychologiques) et propre à la société conditionnent cette consommation et la rendent possible ou plus soutenue. 

L’Office national de lutte contre la drogue et la toxicomanie a révélé que la consommation de la drogue touche désormais même les élèves des écoles primaires. Comment pourriez-vous expliquer cette déroute ? Qui est-est responsable ?

Il y a longtemps que l’on sait que les substances circulent aussi dans nos écoles primaires. Cela est un fait avéré. Il n’y a pas une explication unique à cela, il y a des hypothèses. Il faut une véritable enquête de terrain pour les vérifier et les étayer. Nous sommes dans un simple constat, et constater n’explique rien. En tout cas, cela ne permet pas de comprendre ce que vous appelez une déroute et ne permet pas non plus, non pas de situer les responsabilités, mais de comprendre comment on est arrivé à cette situation. Pour avoir les bonnes réponses, il faut se poser les bonnes questions : Comment les vendeurs ont pu approcher les écoles et vendre leur poison ? Quels enfants sont ciblés ? Comment ces derniers en viennent à être repérés ? Est-ce que les élèves participent à la vente des substances ? Est-ce que l’administration scolaire est informée de ces pratiques ? Est-ce que les parents s’en rendent compte… Autant de questions qui ne peuvent trouver de réponses que dans une enquête approfondie. Cela est valable aussi dans les collèges et lycées, et dans les universités. Ce qui doit être fait également dans les quartiers de nos villes et dans nos villages. C’est la seule démarche à adopter pour avoir une véritable photographie de ce fléau et de connaitre à la fois avec précision les populations ciblées par les dealers et la nature des substances consommées.

Selon le même office, la consommation de la cocaïne en Algérie a augmenté de 200 % en 2022. Pourquoi cette drogue qui, autrefois, était un marché de riche, a pris cette ampleur ?

La cocaïne a pénétré le marché algérien parce que l’offre existe. Elle ira en augmentant par le fait que sa vente s’est démocratisée. C’était en effet une consommation spécifiquement réservée aux artistes, notamment, parce que cette substance exalte les fonctions intellectuelles et la production artistique, puis les riches s’en sont emparés. Et des riches, nouveaux, existent dans notre pays. Par mimétisme ils s’y sont mis. Progressivement la cocaïne a perdu son caractère réservé et est devenue de consommation relativement courante. Son commerce ira en évoluant en fonction de l’offre. La demande sera plus importante et perdra, de ce fait, de plus en plus son caractère spécifique. La cocaïne sera, dans un premier temps, réservée aux plus nantis, puis sa consommation deviendra progressivement ordinaire et concernera presque tous les consommateurs potentiels. Le pire est donc à venir. Les autorités devraient se préparer à cela. Nos frontières sont immenses, la population algérienne est jeune et vulnérable. Nous étions un pays de transit des stupéfiants, nous sommes devenus un marché de consommation juteux.

Aucun milieu, sportif ou éducatif soit-il, n’est épargné par ce trafic. Selon vous, comment peut-on remédier, en amont et en aval, à cet état de fait qui ne fait que s’aggraver ?

Tous les milieux sont concernés, plus ou moins, par la consommation de drogues. Vous me demandez comment y remédier, comme s’il suffisait d’apporter un remède. Cela n’est pas évident mais n’est pas impossible non plus. Il faudrait que les pouvoirs publics fassent preuve de plus de détermination à apporter des solutions. Une photographie exacte du phénomène, je le soulignais, doit être faite par une urgente enquête de terrain. Il faut ensuite dresser un rempart entre la substance et le consommateur, autrement dit empêcher la rencontre du sujet avec la substance. Agir en amont, d’abord en luttant avec force et détermination contre l’arrivée des substances dans notre pays, ensuite en mettant en place un système répressif intelligent. Il faut également lutter contre les conditions qui font le lit de la consommation et de l’abus des drogues, la mal-vie. Donner aux Algériens, notamment aux jeunes, du travail, des loisirs, une meilleure qualité de vie ; il faut leur donner du bonheur et des raisons d’espérer et de croire en leur avenir. En aval, apporter les soins indispensables, quand le sujet est réduit à être prisonnier de la substance, et l’aider à sortir de la situation d’addiction. Il faut des structures spécifiques, il y en a quelques-unes mais elles sont très insuffisantes et il faut former davantage de personnel, notamment des médecins et des psychologues auxquels il faut donner la compétence nécessaire pour aller au-devant de tels problèmes.

Vous êtes à la fois auteur et psychiatre. Quels conseils prodigueriez-vous aux sujets sains et qui ne sont pas encore en proie à la consommation des drogues, notamment les psychotropes ?

Je ne sais pas si l’on peut donner des conseils sans s’abimer dans le paternalisme. Je suis praticien de terrain et j’ai beaucoup écrit et parler de ce phénomène. Et il m’est arrivé de voir, dans ma pratique quotidienne, des jeunes sombrer dans des maladies mentales graves uniquement pour avoir fait une ou deux expériences avec le cannabis. La consommation de drogues peut hypothéquer de façon définitive l’avenir d’un sujet. Certains plus que d’autres, pour des raisons de caractère ou de prédisposition biologiques – qu’il serait trop long à développer ici – sont particulièrement sensibles à la consommation de substances. Une première expérience peut réveiller en eux le désir de recommencer à nouveau. Ils ne le savent pas, quand ils le sauront, ce sera à leur dépend et trop tard. C’est pourquoi, il faut absolument éviter cette rencontre et s’éloigner de toutes les situations susceptibles de la faciliter. Mais il ne faut pas croire que seule cette susceptibilité individuelle conduit à l’addiction. La consommation répétée de substances peut créer une situation de dépendance et générer le besoin de consommer en permanence. Les enfants pour des raisons de maturation du cerveau sont particulièrement vulnérables. C’est pourquoi, ils doivent être mis à l’abri de ce genre de substances. Il faut les protéger de ce fléau qui fera d’eux, du fait de la consommation (innocente) des produits stupéfiants, de futurs consommateurs addicts. La société a besoin d’être protégée, et c’est le rôle des pouvoirs publics. Cette protection n’a pas pour but seulement la répression, elle doit faire preuve de pédagogie. Les autorités publiques doivent communiquer en permanence avec la société, les parents notamment, pour amener l’une et les autres à plus de vigilance et plus de responsabilité. La responsabilité incombe, bien sûr, d’abord à l’État qui doit assurer cette protection, ensuite à la société civile qui doit travailler à l’éveil de la conscience sociale à ce fléau. Encore faudrait-il que la société puisse s’organiser.

R.L.

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