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Le rôle de l’intellectuel et du journaliste

Par Abderrahmane Mebtoul

Professeur des universités et expert international.

« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie ». Hannah Arendt.

 Le mot intellectuel provient du mot latin intellectus, d’intellegere, «dans le sens d’établir des liaisons logiques, des connexions entre les choses». La fonction de l’intellectuel n’est pas, à proprement parler, récente, car à l’époque de la Grèce antique des leaders charismatiques, qui font l’intellectuel, se retrouvent dès la première étape du mouvement social, comme Platon, Aristote qui ont marqué leur époque par une démarche passionnelle de l’esprit. Dans la littérature française, la naissance du mot est attribuée à Saint- Simon au début du XIXe siècle, terme repris par Clemenceau lors de l’affaire Dreyfus: «Intellectuels venus de tous horizons pour se grouper sur une idée.» Ainsi, le mot «intellectuel» est souvent utilisé pour désigner quelqu’un qui s’engage dans la sphère publique pour défendre des valeurs. Mais, il est intéressant pour la compréhension de voir les définitions qu’en donnent différents grands auteurs qui ont marqué l’histoire contemporaine. Dans Horizons et débats, numéro 26, juin 2004, Le rôle de l’intellectuel dans la société, Joseph M. Kyalangilwa définit comme «intellectuel» toute personne, homme ou femme, qui met son intelligence au service de la communauté. Selon les historiens Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, un intellectuel est «un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie». Raymond Aron, dans L’Opium des intellectuels (1955), pose cette question du rôle du savant dans la cité, l’intellectuel étant un «créateur d’idées» et doit être un «spectateur engagé». Pour Pierre Bourdieu, dans Contre-Feux 2, Raisons d’agir, Paris, 2001, l’intellectuel ne peut être que collectif. Je le cite: «L’intellectuel peut et doit remplir d’abord des fonctions critiques, en travaillant à produire et à disséminer des instruments de défense contre la domination symbolique qui s’arme aujourd’hui, le plus souvent, de l’autorité de la science; fort de la compétence et de l’autorité du collectif réuni, il peut soumettre le discours dominant à une critique logique qui s’en prend, notamment au lexique, mais aussi à l’argumentation (…); il peut aussi le soumettre à une critique sociologique, qui prolonge la première, en mettant à jour les déterminants qui pèsent sur les producteurs du discours dominant et sur leurs produits; il peut enfin opposer une critique proprement scientifique à l’autorité à prétention scientifique. C’est là que l’intellectuel collectif peut jouer son rôle irremplaçable, en contribuant à créer les conditions sociales d’une production collective d’utopies réalistes.» Pour Jean-Paul Sartre, l’intellectuel «est celui qui refuse d’être le moyen d’un but qui n’est pas le sien et quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas». Pour Edward Saïd (Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, Paris, 1996), « l’intellectuel n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui s’engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté est le suivant: soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit – et c’est le chemin le plus difficile – considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction et prendre en compte l’expérience de leur subordination ainsi que le souvenir des voix et personnes oubliées ». Pour Albert Camus (discours de Suède, Gallimard, 1958) l’écrivain «ne peut se mettre au service de ceux qui font l’histoire: il est au service de ceux qui la subissent»: «Notre seule justification, s’il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire.» Mais, ajoute-t-il, il ne faudrait pas pour autant «attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales. La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante.» Pour Paul Valéry, le rôle de l’intellectuel est celui de «remuer toutes choses sous leurs signes, noms ou symboles, sans le contrepoids des actes réels». D’autres ont admis que l’intellectuel influence, ou tente d’influencer, l’opinion publique, l’appréhension de ce phénomène, et son acception, tant au niveau théorique que pratique, demeurent toutefois assez superficielles. Pour Noam Chomsky, vision défendue également par Normand Baillargeon ou Jean Bricmont, contrairement à ce qu’écrivent souvent les médias, l’intellectuel, dit organique selon l’expression d’Antonio Gramsci, est avant tout au service de l’idéologie dominante quelle que soit l’idéologie. Cette analyse est partagée par Edward Saïd pour qui la politique est partout et les intellectuels sont de leur temps, dans le troupeau des hommes menés par la politique de représentation de masse qu’incarne l’industrie de l’information ou des médias; ils ne peuvent lui résister qu’en contestant les images, les comptes rendus officiels ainsi que les justifications émanant du pouvoir et mises en circulation par des médias de plus en plus puissants – et pas seulement par des médias, mais par des courants entiers de pensée qui entretiennent et maintiennent le consensus sur l’actualité au sein d’une perspective acceptable. Pour Michel Foucault, (Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001), «pendant longtemps, l’intellectuel dit de gauche a pris la parole et s’est vu reconnaître le droit de parler en tant que maître de vérité et de justice. On l’écoutait, ou il prétendait se faire écouter comme représentant de l’universel. Ce n’est plus le cas».

Trois rôles

Selon Françoise Dosse, l’intellectuel a trois rôles. : le premier rôle est de mettre ses compétences au service de la Cité et donc des citoyens ; le deuxième rôle du fait de son poids moral est la sensibilisation, mais à travers une communication simple car les citoyens ne sont pas des experts ; le troisième rôle le plus difficile est ne pas se complaire dans des diagnostics mais de rouvrir le futur, loin de toute utopie par des messages d’espérance. A ce titre, dans mes écrits depuis de longues décennies, je pense fermement que la seule façon de se maintenir au temps d’un monde mouvant qui change continuellement, c’est d’avoir une relation avec l’environnement national et international. Le rôle de l’intellectuel et du journaliste et cela s’applique également aux cadres dirigeants, à certains segments de la société civile, et aux partis politiques qui à travers le monde ont de moins en moins d’impacts car déconnectés de la société, n’est pas de produire des louanges par la soumission contre-productive pour le pouvoir lui-même en contrepartie d’une distribution de la rente, mais d’émettre des idées constructives, selon sa propre vision du monde, contribuant à la formation de l’identité et le développement. L’intellectuel ne saurait vivre en vase clos. Sa méthodologie pour produire est simple: pour paraphraser le grand philosophe allemand Hegel, méthodologie reprise par Karl Marx dans le Capital, il observe d’abord le concret réel; ensuite il fait des abstractions, les scientifiques diront des hypothèses. Il aboutit à un concret abstrait c’est-à-dire son œuvre. Si le résultat final permet de comprendre le fonctionnement du concret réel à partir du canevas théorique élaboré, les abstractions sont bonnes. C’est aussi la méthodologie utilisée en sciences politiques pour déterminer le niveau de gouvernance selon le principe de Pareto des 80/20%. En effet, 20% d’actions bien ciblées ont un impact sur 80% de la société; mais 80% d’actions désordonnées que l’on voile par de l’activisme et des dépenses monétaires sans se soucier des impacts réels ont un impact marginal. Aussi, l’intellectuel se pose entre la réalité et le devenir de l’humain devant tenir compte de la complexité de la société toujours en mouvement d’où l’importance de la multi pluridisciplinarité et donc du mouvement de l’histoire. L’intellectuel produit ainsi de la culture qui n’est pas figée, mais évolutive fortement marquée par l’ouverture de la société sur l’environnement englobant l’ensemble des valeurs, des mythes, des rites et des signes partagés par la majorité du corps social et est un constituant essentiel de la culture d’une manière générale, de la culture de d’entreprise, du transfert technologique d’une manière particulière et tenant compte du rôle d’ Internet et des nouvelles technologies, ou le monde est devenu une maison de verre, en vue de la diffusion des connaissances.. L’intellectuel ne saurait s’assimiler uniquement aux diplômes, mais avec son niveau culturel. Rappelons que Einstein postulant une théorie non-conformiste par la suite qui a révolutionné le monde, a au début été rejeté par ses pairs de l’université car ils se limitaient à une évaluation bureaucratique – administrative. Et c’est cela qui fait que les journalistes peuvent parfois jouer le rôle des intellectuels autrefois réservé aux scientifiques surtout dans une société hyper- médiatisée. En fait, il s’agit de toute personne (femme ou homme) qui, du fait de sa position sociale, dispose d’une forme d’autorité et la met à profit pour persuader, proposer, débattre, permettre à l’esprit critique de s’émanciper des représentations sociales. L’intellectuel et le journaliste doivent douter constamment et se remettre toujours en question, selon la devise que le plus grand ignorant est celui qui prétend tout savoir. D’où l’importance de l’approche socioculturelle qui rend compte de la complexité de nos sociétés qui doit beaucoup aux importants travaux sous l’angle de l’approche de l’anthropologie économique de l’économiste indien prix Nobel Amartya Sen et aux importants travaux du grand philosophe allemand Kant sur la rationalité qui est relative et historiquement datée comme l’ont montré les enquêtes de Malinovski sur les tribus d’Australie. Il s’agit de ne pas plaquer des schémas importés sur certaines structures sociales figées où il y a risque d’avoir un rejet ( comme une greffe sur un corps humain) du fait que l’enseignement universel que l’on peut retirer de l’Occident- est qu’il n’existe pas de modèle universel. L’histoire du cycle des civilisations, prospérité ou déclin, est intimement liée au mode de gouvernance et à la considération du savoir au sens large du terme et qu’une société sans intellectuels est comme un corps sans âme. Pour preuve, le déclin de l’Espagne après l’épuisement de l’or venant d’Amérique et certainement le déclin des sociétés qui reposent essentiellement sur la rente, vivant d’illusions à partir d’une richesse monétaire fictive ne provenant pas de l’intelligence et du travail..

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