Débats

La macroéconomie face à l’incertitude

parRobert Skidelsky

Robert Skidelsky, membre de la Chambre des Lords britannique, est professeur émérite d’économie politique à l’Université de Warwick. L’auteur d’une biographie en trois volumes de John Maynard Keynes, il a commencé sa carrière politique dans le parti travailliste, est devenu le porte-parole du parti conservateur pour les affaires du Trésor à la Chambre des Lords, et a finalement été expulsé du parti conservateur pour son opposition à Intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999.

Le problème du relâchement monétaire, le programme d’achat d’obligations de la Fed (la Réserve fédérale américaine), « c’est qu’en pratique il marche bien, mais pas en théorie ».Telle fut en 2014 la petite phrase de Ben Bernanke, le président de la Fed à cette époque.

On pourrait en dire autant de la politique macroéconomique en général, car il n’y a rien de très solide derrière. De manière habituelle, les Etats « stimulent » l’économie pour « combattre » le chômage, alors que théoriquement il n’y a pas de chômage à combattre.

Sophistications mathématiques mises à part, la science économique est revenue là où elle en était il y a 100 ans : l’étude de la répartition des ressources à laquelle s’ajoute la théorie monétaire quantitative. La macroéconomie (la théorie de la production dans son ensemble, créée par Keynes) a pratiquement disparu.

Par exemple, quelle est la cause du chômage ? Selon la plupart des manuels d’économie, c’est la rigidité des salaires face à une tendance à la baisse. Un coiffeur qui demande un salaire horaire de 14 dollars, mais auquel on ne propose que 13 dollars risque de refuser. Ce choix traduit une préférence pour les loisirs ou la décision de ne pas être coiffeur. Il peut en être de même pour tous les autres travailleurs. De ce point de vue, ce que l’on appelle chômage est la décision de ne pas travailler.

L’hypothèse clé est que chacun fait le meilleur choix pour lui-même. Il existe toujours un emploi disponible pour un certain salaire. Aussi, le chômage représente-t-il le meilleur choix pour les personnes qui estiment trop faible le salaire qui leur est proposé. A partir de cette hypothèse, la logique est inattaquable.

Si l’Etat augmente la masse monétaire pour accroître l’emploi, le seul résultat sera l’inflation, car l’expansion monétaire ne permet pas d’augmenter le nombre de personnes disposées à travailler. La politique monétaire ne devrait donc se préoccuper que de la stabilité des prix. C’est une mission qu’il est préférable de confier à une banque centrale indépendante, à l’abri des tentations politiques.

La plupart des économistes sensés ont reculé devant la logique de leurs propres hypothèses. Ainsi, dans leur récent ouvrage Macroeconomics, Daron Acemoglu du MIT, David Laibson de Harvard et John List de l’université de Chicago, identifient trois types de chômage involontaire : frictionnel, structurel et cyclique. Le chômage frictionnel est dû au fait que la recherche d’un emploi prend du temps. Le chômage structurel est dû à la rigidité des salaires qui fait que le nombre de demandeurs d’emploi ne correspond pas au nombre d’emplois disponibles. Le chômage cyclique (ou à court terme) est dû aux « chocs technologiques, aux changements d’opinion et aux facteurs monétaires et financiers ». Il est « amplifié par la rigidité à la baisse des salaires et les facteurs multiplicateurs ».

Grâce à une formule mathématique, le multiplicateur permet de calculer l’effet amplificateur de toute variation à la hausse ou à la baisse des dépenses. C’est le seul élément  macroéconomique qui a survécu à la mort des mesures keynésiennes de gestion de la demande. Même cet outil était largement tombé en désuétude (les multiplicateurs étant supposés être nuls), avant que la crise financière et économique de 2008-2009 ne le ranime.

Selon la théorie économique moderne, les obstacles au plein emploi ne sont pas inhérents mais contingents. Ils peuvent donc être réduits au minimum par une réforme du marché du travail visant à modifier les salaires et par une meilleure réglementation bancaire. En cas de ralentissement cyclique (un état de déséquilibre), la plupart des économistes admettent aujourd’hui à contrecœur qu’une politique expansionniste peut augmenter la demande de main d’œuvre à court terme, sans affecter les salaires. Ce fut la contribution de Keynes. Comme l’a noté l’économiste Robert Lucas, lauréat du prix Nobel, en 2009 : « Je suppose que tout le monde est keynésien en cas de difficulté. »

Ainsi que le suggère l’expression de Lucas, la politique macroéconomique est aujourd’hui réservée aux crises. Mais comme il n’existe pas de modèle de crises – elles sont inattendues par définition – les mesures de relance ne reposent sur aucune une théorie. Ces mesures peuvent être monétaires ou budgétaires.

Les banques centrales peuvent augmenter l’offre de monnaie aux entreprises privées pour les inciter à embaucher, ou bien l’Etat peut creuser le déficit budgétaire. Le « keynésianisme monétariste » (sous la forme du relâchement monétaire) a été la principale réponse face à la Grande récession de 2008-2009. Il a fonctionné en pratique mais pas en théorie selon Bernanke. En fait, il n’a pas fonctionné du tout.

Les partisans du relâchement monétaire estiment que la situation aurait été encore pire sans cet outil. Il est impossible de prouver ou de réfuter cette hypothèse. La reprise après le choc financier de 2008-2009 était loin d’être achevée lorsque la nouvelle crise due au covid-19 est survenue en 2020, car une grande partie de l’argent dû au relâchement monétaire a été thésaurisé.

La pandémie a poussé les Etats à se replier sur le « keynésianisme budgétaire », car il était impossible qu’une simple augmentation de la quantité de liquidité puisse entraîner la réouverture d’entreprises qui en étaient empêchées par la loi. Lors du confinement, le keynésianisme budgétaire s’est traduit par le versement d’une aide aux personnes qui ne pouvaient plus travailler.

Mais maintenant que l’économie est relancée, une politique d’expansion monétaire et budgétaire n’est plus justifiée. La plupart des commentateurs financiers croient que l’économie va rebondir comme si rien ne s’était passé. Effectivement, une économie ne trébuche pas plus souvent qu’un individu. Aussi le moment est-il venu de resserrer la politique monétaire et la politique budgétaire, car si l’expansion se prolonge, l’une ou l’autre de ces politiques, voire toutes les deux, conduiront à une poussée inflationniste. Nous pouvons pousser un soupir de soulagement : le traumatisme est derrière nous et la vie normale sans chômage peut reprendre.

La relation entre la théorie et la pratique n’est donc pas celle que Bernanke pointait du doigt. La politique monétaire fonctionne en théorie, mais pas en pratique ; la politique budgétaire fonctionne en pratique, mais pas en théorie. Le keynésianisme budgétaire reste une politique sans support théorique satisfaisant. Acemoglu, Laibson et List fournissent une partie de la théorie manquante en soulignant que les crises sont « difficiles à prévoir ». Keynes aurait dit que du fait de leur imprévisibilité il rejette la théorie classique selon laquelle en l’absence de crise, les économies traversent des cycles de stabilité – ce qui n’a pas plus d’intérêt que de dire que les feuilles des arbres ne tourbillonnent pas en l’absence de vent.

Les modèles reposant sur l’offre et la demande que l’on enseigne aux étudiants de première année peuvent éclairer un chemin d’équilibre pour le secteur de la coiffure, mais pas pour l’ensemble de l’économie. C’est l’incertitude qui a engendré la macroéconomie. Tant que les économistes n’admettront pas le caractère inévitable de l’incertitude, il ne pourra y avoir de théorie macroéconomique, seulement des solutions de secours face aux situations d’urgence.

Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Copyright : Project Syndicate, 2021.

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