Débats

Un meilleur deal pour les travailleurs du monde

par Dani Rodrik

Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université Harvard, est président de l’Association économique internationale et auteur de Straight Talk on Trade: Ideas for a Sane World Economy, Princeton University Press, 2017.

Les quatre dernières décennies de mondialisation et d’innovation technologique ont été une aubaine pour les personnes disposant des compétences, de la richesse et des relations nécessaires pour tirer parti des nouveaux marchés et des nouvelles opportunités. Mais les travailleurs ordinaires ont eu beaucoup moins de raisons de se réjouir.

Dans les économies avancées, les revenus des personnes moins instruites ont souvent stagné malgré les gains de productivité globale du travail. Depuis 1979, par exemple, la rémunération des travailleurs industriels aux États-Unis a augmenté de moins d’un tiers du taux de croissance de la productivité. L’insécurité et les inégalités sur le marché du travail ont augmenté, et de nombreuses communautés ont été laissées pour compte à cause de la fermeture d’usines et du déplacement d’emplois hors des frontières.

Dans les pays en développement, où, selon la théorie économique standard, les travailleurs auraient dû être les principaux bénéficiaires de l’expansion de la division mondiale du travail, ce sont à nouveau les entreprises et le capital qui ont récolté les gains les plus importants. Un livre à paraître d’Adam Dean de l’Université George Washington montre que, même dans les pays avec des gouvernements démocratiques, la libéralisation du commerce est allée de pair avec la répression des droits des travailleurs.

Les maux du marché du travail créent des tensions sociales et politiques plus larges. Dans son livre révolutionnaire de 1996, When Work Disappears, le sociologue William Julius Wilson a décrit comment le déclin des emplois de cols bleus avait alimenté une augmentation de l’éclatement des familles, de la toxicomanie et de la criminalité. Plus récemment, les économistes Anne Case et Angus Deaton ont documenté l’augmentation des « morts de désespoir » parmi les hommes américains moins instruits. Et une littérature empirique croissante a lié la montée du populisme autoritaire de droite dans les économies avancées à la disparition de bons emplois pour les travailleurs ordinaires.

En raison de la pandémie mondiale de covid-19, les problèmes liés au marché du travail reçoivent aujourd’hui une attention renouvelée – et à juste titre. Mais comment les travailleurs peuvent-ils non seulement obtenir leur juste part, mais aussi avoir accès à des emplois décents qui leur permettent de vivre une vie enrichissante ?

Une approche consiste à faire confiance à l’intérêt personnel éclairé des grandes entreprises. Des travailleurs heureux et épanouis sont plus productifs, démissionnent moins souvent et plus susceptibles de fournir un bon service client. Zeynep Ton du MIT a montré que les établissements de vente au détail peuvent réduire les coûts et augmenter les profits en payant de bons salaires, en investissant dans leurs travailleurs et en répondant aux besoins des employés.

Malheureusement, de nombreuses entreprises qui prétendent défendre des normes du travail élevées sont également farouchement antisyndicales ; opter pour la solution du moins-disant, minimisant les salaires et les voix des travailleurs, est trop souvent une stratégie d’entreprise rentable. Historiquement, c’est le contre-pouvoir du travail – à travers l’action collective et l’organisation syndicale – qui a apporté les gains les plus significatifs aux travailleurs.

Ainsi, une seconde stratégie d’aide aux travailleurs consiste à accroître le pouvoir organisationnel des travailleurs vis-à-vis des employeurs. Le président américain Joe Biden a explicitement approuvé cette approche, arguant que le rétrécissement de la classe moyenne américaine est une conséquence du déclin du pouvoir syndical, et s’est engagé à renforcer le travail organisé et la négociation collective.

Dans des pays comme les États-Unis, où les syndicats se sont considérablement affaiblis, cette stratégie est indispensable pour corriger les déséquilibres du pouvoir de négociation. Mais l’expérience de nombreux pays européens, où l’organisation du travail et la négociation collective restent solides, suggère que ce n’est peut-être pas le remède complet.

Le problème est que des droits des travailleurs solides peuvent également créer des marchés du travail dualistes, où les avantages reviennent aux « initiés », tandis que de nombreux travailleurs moins expérimentés luttent pour trouver un emploi. Des négociations collectives étendues et une réglementation du travail rigoureuse ont généralement bien servi les travailleurs français. Mais la France a l’un des taux de chômage des jeunes les plus élevés parmi les économies avancées.

Une troisième stratégie, qui vise à minimiser le chômage, consiste à garantir une demande de main-d’œuvre adéquate grâce à des politiques macroéconomiques expansionnistes. Lorsque la politique budgétaire maintient la demande globale élevée, les employeurs font la chasse auxs travailleurs – plutôt que l’inverse – et le chômage peut rester faible. Les recherches de Larry Mishel et Josh Bivens de l’Economic Policy Institute montrent que l’austérité macroéconomique est l’une des principales raisons pour lesquelles les salaires américains sont à la traîne par rapport à la productivité depuis les années 1980. En revanche, la réponse budgétaire agressive de l’administration Biden à la crise du covid-19 a fait en sorte que les salaires américains ont augmenté dans un contexte de forte baisse du chômage.

Néanmoins, bien que des marchés du travail tendus puissent aider les travailleurs, ils peuvent également présenter un risque d’inflation. De plus, la politique macroéconomique ne peut pas cibler les travailleurs les moins qualifiés ou les régions où les emplois sont les plus nécessaires.

Une quatrième stratégie consiste donc à modifier la structure de la demande dans l’économie afin de profiter aux travailleurs moins instruits et aux régions défavorisées en particulier. La pénurie d’emplois sûrs pour les classes moyennes est étroitement liée à la disparition, du fait de la mondialisation et des mutations technologiques, des emplois manufacturiers manuels et des emplois de vente et de bureau dans le secteur des services. Les décideurs politiques doivent se concentrer sur l’expansion de l’offre d’emplois au milieu de la distribution des compétences afin d’inverser ces effets de polarisation.

Cela implique de réviser les programmes de développement industriel et commercial existants, afin que les incitations ciblent les entreprises les plus susceptibles de générer des emplois décents aux bons endroits et qu’ils soient conçus en tenant compte des besoins de ces entreprises. Les politiques industrielles conventionnelles qui ciblent les secteurs à forte intensité de compétences et de capital, et s’appuient fortement sur des allégements fiscaux, ne feront pas grand-chose pour stimuler l’expansion de bons emplois pour les personnes qui en ont le plus besoin.

En outre, nous devons examiner explicitement comment les nouvelles technologies aident ou nuisent aux travailleurs, et repenser les politiques nationales d’innovation. Le récit actuel se concentre presque exclusivement sur la façon dont les travailleurs devraient se recycler pour s’adapter aux nouvelles technologies, et trop peu sur la façon dont l’innovation devrait s’adapter aux compétences de la main-d’œuvre. Comme l’ont souligné des économistes tels que Daron Acemoglu, Joseph E. Stiglitz et Anton Korinek, la direction du changement technologique est flexible et dépend des incitations par les prix, des taxes et des normes prévalant parmi les innovateurs. Les politiques gouvernementales peuvent aider à guider les technologies d’automatisation et d’intelligence artificielle sur une voie plus bénéfique aux travailleurs, qui complèterait les compétences des travailleurs au lieu de les remplacer. Ma collègue de Harvard Stefanie Stantcheva et moi-même avons discuté de quelques idées préliminaires dans un rapport que nous avons préparé pour le président français Emmanuel Macron.

En fin de compte, augmenter les revenus du travail et la dignité des travailleurs nécessite à la fois de renforcer le pouvoir de négociation des travailleurs et d’augmenter l’offre de bons emplois. Cela donnerait à tous les travailleurs un meilleur deal et une juste part de la prospérité future.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Copyright: Project Syndicate, 2021.

www.project-syndicate.org

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